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son mari se convertit en enthousiasme ; il devient à ses yeux le premier des hommes ; car dans la Nouvelle Héloïse on est volontiers le premier ou le dernier des hommes. Elle déclare elle-même qu’elle serait l’opprobre de son sexe si elle pouvait un jour se montrer indigne d’une si noble confiance et laisser se rallumer dans son cœur des feux depuis longtemps éteints.

Saint-Preux arrive à Clarens. Il trouve que tout est changé dans Julie, sauf sa beauté. Pour lui, il est, il sera éternellement Saint-Preux. Les Saint-Preux, comme les Jean-Jacques, sont de ces hommes qui varient sans cesse et qui ne changent jamais ; de ces hommes qui ont toujours le même âge et toujours le même caractère, lequel consiste à n’en point avoir.

Voyons Julie et Saint-Preux en présence l’un de l’autre. M. de Wolmar n’a pas voulu faire les choses à demi ; il a soin de partir pour une excursion, afin de les laisser en tête à tête pendant huit jours. C’est à ce moment qu’ils font ensemble cette promenade à Meillerie dont le récit est l’une des pages de notre littérature les plus assurées de vivre toujours : « Après le souper, dit Saint-Preux, nous fûmes nous asseoir sur la grève en attendant le moment du départ. Insensiblement la lune se leva, l’eau devint plus calme, et Julie me proposa de partir. Je lui donnai la main pour entrer dans le bateau, et en m’asseyant à côté d’elle, je ne songeai plus à quitter sa main. Nous gardions un profond silence. Le bruit égal et mesuré des rames m’excitait à rêver. Le chant assez gai des bécassines me retraçant les plaisirs d’un autre âge, au lieu de m’égayer, m’attristait. Peu à peu je sentis augmenter la mélancolie dont j’étais accablé. Un ciel serein, la fraîcheur de l’air, les doux rayons de la lune, le frémissement argenté dont l’eau brillait autour de nous, le concours des plus agréables sensations, la présence même de Julie, rien ne put détourner de mon cœur mille réflexions douloureuses. Je commençai par me rappeler une promenade semblable faite autrefois avec elle durant le charme de nos premières amours. Tous les sentimens délicieux qui remplissaient alors mon âme s’y retracèrent pour m’affliger ; tous les événemens de notre jeunesse, nos études, nos entretiens, nos lettres, nos rendez-vous, nos plaisirs, ces foules de petits objets qui m’offraient l’image de mon bonheur passé, tout revenait pour augmenter ma misère présente, prendre place dans mon souvenir. C’en est fait, disais-je en moi-même, ces temps heureux