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Dieul quel avilissement ! » Ne croyez pas cependant que cela l’embarrasse. Cette femme avilie, il n’aperçoit rien dans le monde qui lui soit comparable. Et il s’écriera, parlant du lieu où il l’a vue pour la première fois : « Que ne puis-je entourer d’un balustre d’or cette heureuse place ! Que n’y puis-je attirer les hommages de toute la terre ! Quiconque aime à honorer les monumens du salut des hommes n’en devrait approcher qu’à genoux ! » Aussi les faiblesses qu’il a attribuées à sa Julie ne font aucun tort à sa divinité. Les faiblesses de Julie ! Quelles sont les vertus qu’on leur pourrait préférer ? Ainsi Julie est plus qu’une simple héroïne de roman ; elle est, malgré ses faiblesses, l’idéal de Rousseau. « Il n’y aura jamais qu’une Julie au monde. La Providence a veillé sur elle, et rien de ce qui la regarde n’est un effet du hasard. Le ciel semble l’avoir donnée à la terre pour y montrer à la fois l’excellence dont une âme est susceptible, le bonheur dont elle peut jouir dans l’obscurité de la vie privée, sans le secours des éclatantes vertus qui peuvent l’élever au-dessus d’elle-même, ni de la gloire qui les peut honorer. Sa faute, si c’en fut une, n’a servi qu’à déployer sa force et son courage. » Nous verrons s’il n’est pas permis de dire que, par une illumination subite de son bon sens, Rousseau a condamné son idéal dans la personne de son héroïne.

Saint-Preux était le précepteur de Julie d’Etanges. Ils ne tardent pas à s’aimer ; amour condamné d’avance ; le baron d’Etanges ne consentira jamais à donner sa fille à un homme sans naissance. Ils succombent à leur passion. Jusque-là ils se ressemblent ; ce sont deux cœurs sensibles sans contrôle, sans empire sur eux-mêmes, abandonnés à la merci de leurs sentimens. La scène, cependant, ne tarde pas à changer. Julie revient de son erreur et, pour expier ses torts, elle se résigne à épouser le mari que lui propose son père, le sage et noble M. de Wolmar. Cet homme que l’auteur nous donne pour doué d’une raison froide est beaucoup plus généreux que raisonnable. Il a deviné ou découvert tout ce qui s’est passé, et sa confiance en Julie est telle qu’après quelques années pendant lesquelles Saint-Preux a fait le tour du monde, M. de Wolmar l’appelle auprès de lui, lui ouvre sa maison, l’engage à venir vivre chez lui, avec lui, chez Julie, avec Julie. Est-ce de la sagesse ? je ne sais. Mais, à coup sûr, c’est la marque d’un noble cœur, et il n’est pas besoin de dire si Julie en est touchée ! L’attachement qu’elle portait à