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arbres, aux ruisseaux : Vous êtes mes frères, mes amis, vous êtes la société de mon cœur. Ah ! dans ces momens-là il ne faut pas le plaindre, il est heureux. Réprouve, dit-il, des délices qui passent toute imagination ; et ce n’est pas pour rien que, pendant tout un printemps, il fait chaque jour deux lieues pour aller à Bercy écouter le rossignol à son aise. « Il fallait l’eau, la verdure, la solitude et les bois, dit-il, pour rendre le chant de cet oiseau touchant à mon oreille. » Qu’est-ce que le chant du rossignol pour la raison et pour la passion ? Mais pour le cœur sensible, c’est une source inépuisable de petites perceptions, c’est tout un monde, c’est la musique même de l’univers. Et ce misanthrope, oubliant les hommes, se plonge toujours plus avant dans sa rêverie ; une délicieuse ivresse s’empare de tous ses sens ; il erre, il plane sur les ailes de l’imagination ; il se perd dans l’immensité des choses avec lesquelles il s’identifie ; tous les objets particuliers lui échappent, il ne voit et ne sent rien que dans le tout et il s’enfonce dans des extases qui sont au-dessus, dit-il, de toute autre jouissance.

Mais toute extase est suivie d’un réveil. En se réveillant, Jean-Jacques se souvient qu’il y a des hommes et que ces hommes sont ses ennemis. Et ses blessures se rouvrent, recommencent à saigner. Comment s’y prendra-t-il pour soulager sa souffrance ? Laissons-le parler lui-même. « Jean-Jacques échappe aux hommes et, se réfugiant dans les régions éthérées, il y vit heureux en dépit d’eux… Dépouillé par des mains cruelles des biens de cette vie, l’espérance l’en dédommage dans l’avenir, l’imagination les lui rend dans l’instant même, d’heureuses fictions lui tiennent lieu d’un bonheur réel… il passe cinq ou six heures par jour dans des sociétés délicieuses, composées d’hommes justes, vrais, gais, aimables, simples avec de grandes lumières, doux avec de grandes vertus, des femmes charmantes et sages, pleines de sentiment et de grâce, modestes sans grimace, badines sans étourderie, n’usant de l’ascendant de leur sexe et de l’empire de leurs charmes que pour nourrir entre les hommes l’émulation des grandes choses et le zèle de la vertu… Jean-Jacques seul est solidement heureux, puisque les biens terrestres peuvent échapper à chaque instant en mille manières à celui qui croit les tenir, mais rien ne peut ôter ceux de l’imagination à quiconque sait en jouir. »

Un jour, cette société éthérée au milieu de laquelle