Page:Revue des Deux Mondes - 1910 - tome 57.djvu/620

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

l’inquiétude, la défiance. À un âge où l’humeur manque de souplesse et où l’âme contracte difficilement de nouveaux plis, sa gloire l’introduit dans une société raffinée, dont il ne connaît ni les mœurs, ni les manières, ni le langage tout pétri de nuances et de sous-entendus. C’est en vain qu’il cherche à l’apprendre, il y réussit mal. D’ailleurs, il a toutes les qualités qui rendent un homme impropre au commerce de la société. Il a un orgueil toujours prêt à prendre ombrage, une paresse qui lui fait de toute démarche une effrayante corvée, une timidité incurable que le moindre effort décourage, et, par-dessus le marché, cet homme de génie n’a pas la petite monnaie de l’esprit, il en est réduit à ce qu’il appelle lui-même « l’esprit de l’escalier. »

Cela n’empêche pas que cette société raffinée où il a été introduit ne l’entoure d’attentions flatteuses, d’hommages doux à son orgueil. Mais il lui demande plus qu’elle ne peut lui donner. Portant partout ses fictions avec lui, il rêve des amitiés idéales, il cherche des cœurs à l’unisson du sien, il demande au monde de réaliser ses chimères, et le monde hausse les épaules et sourit. En même temps, sa gloire lui vaut des envieux, des jaloux, des ennemis. Bientôt sa sensibilité s’exaspère, son imagination s’échauffe et s’acharne à le torturer. Ses pensées s’égarent, il en vient à se défier de tout, même des poulardes de la marquise de Créqui ; il ne croit voir autour de lui que noirs complots, ténébreuses conspirations, trames perfides, l’univers entier conspirant sa perte, et, par moment, ce qui lui reste de raison s’obscurcit, il délire, la nuit de la folie l’enveloppe. Et ce qui nourrit en lui cette folie, c’est que tout le monde s’y intéresse. « Paris est devenu inhabitable ! » s’écriait impatienté un marquis de la vieille roche. « Partout où je vais on ne s’occupe que de la querelle de M. Diderot et de M. Rousseau. » Et ce qui l’entretient dans sa folie, c’est qu’elle lui inspire des pages sublimes et de merveilleux élans d’éloquence. Le moyen de ne pas chérir des chimères qu’on se raconte à soi-même dans un style divin !

Mais si son imagination le tourmente, l’obsède, c’est à elle cependant qu’il recourra pour guérir les maux qu’elle lui fait et pour goûter les seuls plaisirs qui soient encore à sa portée. Le voilà qui cherche la solitude ; il évite, il fuit les hommes, il se réfugie dans le sein de la nature ; il la contemple avec les yeux d’un misanthrope et d’un rêveur, et il lui découvre des beautés qu’elle n’avait encore révélées à personne. Il dit au soleil, aux