Page:Revue des Deux Mondes - 1910 - tome 57.djvu/618

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

universelle sympathie ; celui qui a le plus de petites perceptions, et peut-être le moins d’idées claires et distinctes, et qui porte en lui l’univers à l’état confus. De telle sorte que le cœur sensible est comme ces coquilles marines, dont on entend sortir, quand on les approche de son oreille, un murmure semblable au bruissement lointain de l’Océan. De même sort du cœur sensible une harmonie confuse, la vague harmonie de l’univers, et cette musique qui est en lui fait ses propres délices.

La princesse de Clèves était l’héroïne des idées claires et distinctes. Julie est l’héroïne des petites perceptions. À laquelle des deux vont nos préférences ? Mais attendons pour nous décider de mieux connaître Julie.

Ce n’est pas le type abstrait du cœur sensible qu’a peint Rousseau dans son roman. Chaque homme a sa manière particulière de sentir ; c’est là-dessus que se fonde l’originalité des caractères. Nos idées claires et distinctes nous sont communes avec les autres hommes ; ce qui nous est tout à fait propre, ce qui nous appartient, ce qui est vraiment nous, c’est les petites perceptions. Il n’y a pas ici deux personnes, fussent-elles fort liées ensemble, douées de goûts et de penchans pareils, qui, dans la même minute, considérant le même objet, s’occupant d’une seule et même chose, aient les mêmes petites perceptions. Si un habile musicien notait au passage les deux airs, cela ferait deux mélodies assez différentes. Et je le répète, c’est, comme l’a dit Leibnitz, ce qui fait la variété de nos caractères, car notre caractère, nous le devons à nos idées confuses plus qu’à nos idées claires.

Quel est donc le cœur sensible qu’a décrit Rousseau dans la Nouvelle Héloïse ? Oh ! il n’est pas besoin de le demander. Jamais homme ne fut plus personnel que Rousseau, ni ne posséda moins la faculté de se fausser compagnie. Jean-Jacques était inséparable de Jean-Jacques ; la vie de Jean-Jacques n’a été qu’un long tête-à-tête avec Jean-Jacques. Et c’est de lui que date cette littérature personnelle où les auteurs se peignent eux-mêmes sous les traits de leurs personnages. Résumons donc le caractère de Rousseau ; cela nous préparera à bien comprendre et Saint-Preux et Julie.

Qu’on se représente un homme doué d’une faculté de sentir si délicate qu’il est vivement affecté par ce qui laisse les autres hommes froids et indifférens. Tout agit sur lui ; les riens,