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Ne corrigeait, a été contagieuse ; un homme qui a appris à des générations entières à sentir comme lui et à consulter comme un oracle le cœur de Jean-Jacques. Nous demanderons à cet homme de nous expliquer ce que c’est que le cœur sensible qui n’est que sensible, et il n’aura pas de peine à nous le faire comprendre ; car, après avoir écrit contre les romans et les romanciers, il a fait lui-même un roman, ce qui est une des moindres contradictions de sa vie, et les héros de ce roman sont précisément des cœurs sensibles qui ne sont que sensibles.

La Nouvelle Héloïse parut en 1760. Avant de paraître, cet ouvrage avait circulé en manuscrit. Mme de Luxembourg en avait parlé à la Cour, Duclos à l’Académie, et Mme d’Houdetot à Paris. Et la Cour, l’Académie et la ville attendaient avec impatience que ce roman si vanté d’avance vît le jour. Il parut enfin, et son succès répondit à l’empressement avec lequel il avait été attendu. Mme la Dauphine, qui en lit une des premières la lecture, le loua comme une œuvre ravissante et bientôt tout le monde fut de son avis. Tout le monde, c’est trop dire. Un ennemi prit la plume et écrivit une satire sous le titre de : « Prédiction tirée d’un vieux manuscrit. » Cette satire est le langage d’un ennemi. Entre l’enthousiasme des uns et les amères censures de Grimm, où est la vérité ? C’est ce que nous tâcherons de décider.

Les héros de Rousseau sont des cœurs sensibles, avons-nous dit. Mais il y a plus, ce sont des cœurs qui prêchent leur sensibilité comme une doctrine. Ils annoncent, ou pour mieux dire, Rousseau enseigne par leur bouche la philosophie du sentiment. Recherchons d’abord les principes de cette philosophie avant d’examiner ce qu’ils ont produit. Nous les découvrons dans un système qui supplanta en quelque sorte celui de Descartes et qui exerça, une grande et puissante influence sur les penseurs et sur la pensée du XVIIIe siècle.

Au point de vue de Descartes, ce qui fait l’essence de l’homme, c’est la pensée accompagnée d’une conscience pleine et nette de soi-même, celle qui produit en nous les idées claires et distinctes. Tout ce qui n’est pas la pensée appartient, selon Descartes, à la nature, relève de l’étendue, de la mécanique. À ce point de vue, l’homme, l’individu humain est un mystère inexplicable, car l’homme est l’assemblage d’un corps et d’une âme. Assemblage n’est pas le mot. Dans l’homme l’unie et le corps sont si étroitement unis ensemble qu’on peut à peine dire où l’un