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commis se piquaient d’être sensibles : et quand, raconte M. de Tocqueville, les nobles d’une province avaient voté un subside volontaire qui paraissait suffisant au contrôleur général, il donnait l’ordre à l’intendant de la province de leur témoigner satisfaction, mais si le subside était plus considérable qu’on n’aurait pu l’attendre, il leur était témoigné satisfaction et sensibilité.

La sensibilité est une bonne chose, et c’est la gloire du XVIIIe siècle d’avoir fait sa part au sentiment dans la législation et dans la jurisprudence, d’avoir pour la première fois plaidé la cause des esclaves ; et qu’une justice pire que toutes les injustices, parce qu’elle était l’injustice organisée, une justice qui manquait d’humanité et d’entrailles, qui traitait tout accusé comme s’il avait été condamné d’avance et cherchait à lui arracher la vérité ou le mensonge avec des tenailles et des fers rouges, que cette justice fût citée à la barre du cœur et de la philosophie, son procès fût instruit et sa condamnation prononcée d’une voix que toute l’Europe pût entendre. Oui, le sentiment est une puissance, une puissance bienfaisante. Le sentiment doit être consulté ; il a son mot à dire dans toutes les décisions qui intéressent le sort des peuples ou des individus et sa voix avait été trop longtemps étouffée.

Mais avant de nous occuper de l’action bienfaisante qu’exerça la sensibilité sur les mœurs et les institutions au XVIIIe siècle, dont nous trouvons le reflet dans la littérature romanesque, voyons d’abord dans ses excès et ses exagérations le nouveau principe dont l’avènement sur le théâtre de l’histoire et de la littérature fut si bruyant.

Si le sentiment est une bonne chose, et s’il est juste de lui faire sa part, il ne faut pas qu’il aspire à devenir un principe exclusif, absolu ; qu’il se flatte de tout remplacer, de tout absorber, de tout dominer. Le sentiment se mettant en guerre avec la raison et prétendant la subjuguer, la soumettre à ses lois, est un péril ! Or il s’est trouvé un homme au XVIIIe siècle qui s’est fait le grand pontife, l’apôtre, le hiérophante du sentiment, qui, faisant de sa propre sensibilité la seule règle de sa conduite et de sa vie, et affichant une confiance absolue dans son infaillibilité, a voulu qu’elle devînt aussi la souveraine de la morale et de la société ; un homme qui a prêché la philosophie du sentiment et qui a condamné toute autre philosophie au nom de celle-là, et dont la sensibilité brûlante, que rien ne tempérait ni