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Qu’est-ce que Jean-Jacques ? Une sensibilité tour à tour exquise ou délicate de femme exaltée et romanesque. Quel type nouveau a créé Rousseau le romancier ? Le cœur sensible.

Le cœur sensible, la sensibilité ! Mots nouveaux, idées nouvelles qui appartiennent en propre au XVIIIe siècle. Je dis mal. Les mots existaient dans le vocabulaire du XVIIe ; mais le sens en était différent. Qualité propre aux êtres organisés de recevoir des impressions par l’entremise de leurs sens. Et s’il est des cœurs tendres et sensibles dans la Clélie, cela signifie seulement qu’ils s’entendent à voyager dans le royaume du Tendre et qu’ils connaissent la carte du pays. Mais la sensibilité au XVIIIe siècle est tout autre chose. Dans ce voyage à Vevey, Rousseau, s’arrêtant pour pleurer à son aise, assis sur une grosse pierre, s’amusait à voir tomber ses larmes dans l’eau ! Pleurer sans savoir pourquoi : voilà ce qu’on ne faisait pas au XVIIe siècle et c’est le propre de cette sensibilité que Rousseau appelait un sixième sens, et dont Bernardin de Saint-Pierre disait : « La sensibilité, cette âme de l’âme qui en anime toutes les facultés. »

Dans les chefs-d’œuvre de la littérature du XVIIe siècle nous rencontrons deux espèces de personnages ; des personnages passionnés et des personnages raisonnables et quelquefois des personnages qui sont à la fois passionnés et raisonnables, comme la Pauline de Corneille par exemple et comme la princesse de Clèves. Qu’est-ce que la raison ? C’est la connaissance et l’amour de l’ordre. L’homme sensible est rarement raisonnable, ou il ne l’est du moins que quand cela lui convient ; car en fait de règles, il n’aime que celles qu’il s’impose à lui-même ; les sentimens seuls sont ses maîtres. Et souvent quand la raison lui parle, au lieu de disputer avec elle, il se contente de lui dire : Je ne sais qu’y faire, mais ce n’est pas ainsi que je sens. Faites de la princesse de Clèves une personne sensible ; le duc de Nemours vous en remerciera, il eût été assuré de son bonheur.

Et, d’autre part, qu’est-ce que la passion ? C’est un désordre, ou une agitation violente produite dans l’âme par la présence ou l’approche de quelque objet qui l’affecte fortement et dont la possession intéresse son bonheur. Car la passion aspire à posséder quelque chose. Aussi a-t-elle toujours un but qu’elle poursuit sans relâche et jusqu’à perte d’haleine. Elle est remuante, agissante ; si elle le pouvait, s’il le fallait, elle