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l’inconnu le prend, il lui arrive d’oublier celle qui, penchée à son balcon, le vit s’éloigner le long du sentier, chevauchant dans la vallée, et dont le regard, après qu’il eut disparu, s’obstine à le redemander aux vapeurs bleuâtres de l’horizon.

Gil Blas appartient au groupe des romans de grands chemins. La vraie patrie, le séjour favori de Gil Blas, c’est la grande route. Et il est si maladroit, dans ses débuts, qu’à peine est-il pourvu d’une bonne place, d’un poste avantageux et lucratif que quelque étourderie le force à en sortir, et le voilà de nouveau sur la grande route. Mais il s’y trouve bien, elle réveille son génie assoupi. Il est comme Antée qui reprend des forces en touchant la terre du pied. Les idées se pressent dans son cerveau, il abonde en expédiens. Les aventuriers ne désespèrent jamais. Il ne faut pas trop plaindre les coquins. Gil Blas n’est pas un coquin, mais un aventurier à qui le malheur rend tous ses moyens. Et non seulement la vie vagabonde est favorable à ses talens ; elle représente à ses yeux la seule poésie qu’il puisse goûter et comprendre. Car la poésie, pour lui, c’est l’aventure et il la voit partout. Il croit la voir paraître derrière le buisson que voici, ou bien peut-être en croupe derrière le cavalier que voilà, ou elle sortira du tourbillon de poussière que soulève ce carrosse à six chevaux. Gil Blas l’attend ! Il compte sur elle. Il lui a engagé son cœur et sa foi. Elle ne lui manquera pas non plus de parole.

Mais oublions Gil Blas pour nous occuper d’un coureur de grands chemins d’un tout autre genre. Un jeune homme, un apprenti graveur part à seize ans. Un soir, voulant rentrer dans sa ville natale, il en trouve les portes fermées et en prend bien vite son parti. Il se résout à s’en aller courir le monde et il décrit ainsi les dispositions où il se trouve en accomplissant cette résolution : « Dans le premier transport de ma douleur je me jetai sur le glacis et mordis la terre. Mes camarades, riant de leur malheur, prirent à l’instant leur parti. Je pris aussi le mien ; mais ce fut d’une tout autre manière. Sur le lieu même, je jurai de ne retourner jamais chez mon maître ; et le lendemain, quand, à l’heure de la découverte, ils rentrèrent en ville, je leur dis adieu pour jamais… J’entrais avec sécurité dans le vaste monde, mon mérite allait le remplir ; à chaque pas, j’allais trouver des festins, des trésors, des aventures. » Qu’est-ce que rencontrera ce chercheur d’aventures ? Des sentimens.