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C’est pourquoi la grève d’En-Gaddi est aussi désolée que celle de Jéricho. La végétation vivante disparaît, à l’exception des roseaux, entretenus, jusqu’au bord de l’eau mortelle, par les ruisselets qui s’y déversent. Sur le sable menu, léger, aussi moelleux que celui de nos plages, les bois naufragés s’amoncellent, ou se redressent tragiquement, comme les plants d’un jardin saccagé. De place en place, s’arrondissent des mares croupissantes, où flottent des sanies rosaires et où s’abreuvent, en troupes serrées, les inextirpables roseaux. Des battemens d’ailes continuels emplissent les fourrés. Comme sur les rives du Jourdain, les oiseaux s’y multiplient en toute confiance et sécurité. Les perdrix, les moineaux, les culs-blancs s’envolent par bandes dès qu’on s’approche. Les petits cris effarouchés qui se perdent dans le gouffre splendide de l’espace, le frémissement de vie chétive qui palpite au ras de ce sol meurtrier, cela vous pénètre, à la longue, d’une angoisse qui grandit, à mesure qu’on se sent plus seul devant toute cette matière écrasante.


Sous le soleil de trois heures, les flots lourds de la Mer maudite se déroulent comme des volutes d’argent massif. Les sinuosités des rivages s’y découpent en noirceurs opaques. Tout au fond, au-delà des eaux mornes et brillantes, dans des lointains infinis, le Mont de Sodome exhausse sa coupole découronnée. C’est d’une magnificence funèbre !… Un silence prodigieux, que rompt, par intervalles, la pulsation régulière du lac ! La nappe pesante se déploie, et, — de tous les promontoires, de toutes les anfractuosités des roches, — la grande voix de l’Asphaltite s’élève, s’amplifie, se répercute en un grondement de tonnerre.


Sur la terrasse où je suis remonté, on ne perçoit plus le roulement du flot. Ce n’est maintenant qu’une rumeur indistincte, un bruit sourd d’explosion souterraine qui, de temps en temps, rythme le silence. Même les ondulations des vagues se sont effacées. La surface de la Mer Morte a repris son habituelle apparence de vitre ternie.

Dans ce calme si profond des montagnes et de la mer, cette immobilité des grandes lignes horizontales, on n’éprouve plus le besoin d’agir ni de penser, on se laisse aller au sommeil