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Et puis, peu à peu, l’uni s’habitue à la démesure de ce surprenant paysage. On aperçoit des presqu’îles et les anses des rivages, qui se découpent en noires échancrures sur la vitre ternie du lac. Elles sont minces comme des pellicules de terre flottante, nettes comme les sinuosités d’un cadre d’ébène appliqué sur le poli d’un miroir. Elles tranchent sur les jaunes cuivrés, sur les blancs laiteux de la double chaîne de montagnes qui les resserrent à l’Est et au couchant. Du côté de Moab, du côté de Juda, des architectures naturelles, d’une audace inouïe, se superposent jusqu’à la limite pâle du ciel, une débauche de formes inconnues qui dépassent toutes les extravagances de nos styles modernes ! Celles de la rive occidentale sont les plus bizarrement imprévues : des dômes tronqués, des pylônes cintrés en fer à cheval, des renflemens bulbeux ou turriformes, des contreforts, des arcs-boutans aux courbes invraisemblables, des pilastres soutenant des saillies obèses qui se contournent en balcons et qui s’ajourent comme des balustres, c’est un tohu-bohu d’édifices incohérens et titanesques. En face, sur l’autre rive, la furie des lignes se calme. On dirait une enfilade interminable de grands palais italiens, aux façades régulières et aux proportions nobles, mais toujours démesurées. De loin, cela semble les ruines de villes géantes, dont le sol lui-même aurait été dévasté et stérilisé par le feu.

À cause de ces simulacres d’habitations, et parce que tout y rappelle l’industrie humaine, ces bords désolés de l’Asphaltite paraissent plus déserts que le désert véritable : on y est davantage obsédé par la pensée que l’homme est absent. La disparition de la vie végétale elle-même y est plus saisissante, parce qu’involontairement l’imagination cherche des jardins et des cultures autour de ces apparences de villes.

On se rappelle qu’il y en eut autrefois de réelles dans cette région, non plus de vains jeux de la matière brute, mais des cités vivantes, abris d’êtres pareils à nous, et que, depuis les cataclysmes et les dévastations des guerres, jamais plus elles ne se sont relevées de leurs ruines. Plus rien n’a germé, plus rien n’a été bâti sur cette terre maudite. Il y a, sur elle, une sorte d’interdiction divine, qui s’ajoute à l’hostilité des forces élémentaires. Manifestement, l’homme en est chassé par une volonté mystérieuse. Il n’a rien à faire ici. Alors, on sent avec effroi le cercle de la vie se resserrer autour de soi, se restreindre au petit