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Des feux se précisent sur notre gauche. Un douar s’annonce : c’est la première fois, depuis notre départ de Bethléem, que nous allons rencontrer des êtres vivans. Je reconnais l’agglomération des tentes en poil de chameau, qui forment de grandes taches noires dans la pâleur livide des sables. D’autres taches moins foncées bougent d’un mouvement étrange : on devine des troupeaux de chèvres au repos. Aussitôt, les chiens de garde s’élancent vers nous avec des aboiemens furieux. Des silhouettes fantômales se dressent sur le seuil des tentes. Des enfans nus accourent, en criant d’une voix perçante, tandis que des hommes en haillons se campent farouchement en travers du chemin. Abdallah les écarte d’un geste superbe, et, après avoir parlementé un instant avec l’un d’eux, il reprend la tête de la colonne. C’est à cela qu’il sert : il est notre ambassadeur auprès de la tribu. A présent qu’il s’est fait reconnaître, nous pouvons être sûrs qu’on ne nous inquiétera pas.

Mais les chiens s’acharnent à nous poursuivre. Nos porteurs sont obligés de les chasser à coups de pierres. Ils n’aboient plus que par intermittence, et leurs aboiemens qui décroissent se répercutent en échos sinistres dans les creux sonores des dunes. Ebranlement désagréable des nerfs ! Ces chiens, ces clameurs nocturnes, ces feux de sauvages, ces nomades aux prunelles de chacals, qui luisent dans les ténèbres, c’est un brusque saut en pleine barbarie. Le civilisé, inquiet, se sent coupé de tout ce qui fait sa sécurité quotidienne. Il éprouve avec stupeur combien est prochaine et fragile la cloison qui le sépare de la brutalité primitive. Et, dans la lassitude de son corps accablé par la marche, un commencement de crainte honteuse s’insinue en lui peu à peu.

Cela s’atténue par la monotonie de la route. On suit le guide, machinalement, comme les bêtes. Abdallah, qui précède toujours nos chevaux, conduit la caravane avec une alacrité infatigable. Lui seul est à pied. Les deux mains accrochées à son fusil qui repose horizontalement sur la barre de ses épaules, sans autre vêtement qu’une espèce de tunique grossière serrée aux reins par une ceinture de cuir, il se profile devant nous, en une élégante silhouette de coureur antique. Il va, il va, soulevant, à chaque enjambée, la poussière de la piste sous ses larges plantes, ses yeux aigus dardés tout droit dans les transparences douteuses de la nuit. Il est muet, comme nous tous.