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dans son Wilhelm Meister. Cet objet, d’après lui, aurait été de nous montrer, par une longue série d’expériences plus ou moins douloureuses et de déceptions, le jeune héros arrivant enfin à transporter dans la vie réelle le noble idéal esthétique et moral dont il a, d’abord, vainement cherché la réalisation dans l’existence artificielle du théâtre ; et je croirais volontiers que cette thèse philosophique, — si difficile qu’il nous soit maintenant d’en retrouver la trace parmi les fatigantes aventures des Années d’apprentissage et des Années de voyage de Wilhelm Meister, — s’est présentée déjà assez clairement à l’esprit de Goethe, au cours de son remaniement de 1794, pour que le poète, dès lors, lui sacrifiât un grand nombre de chapitres anciens de sa Vocation dramatique de Wilhelm Meister qui sans doute, en leur temps, lui avaient été inspirés par une conception tout autre de la portée symbolique de l’œuvre projetée. De telle sorte que, cette fois comme presque toujours, nous serions forcés de donner raison au génie contre lui-même, en reconnaissant la profonde légitimité artistique de coupures et de changemens que nous aurions été tentés, au premier moment, de juger regrettables.

En attendant, il y a un point sur lequel nous pouvons constater dès maintenant la supériorité de la rédaction ultérieure de Wilhelm Meister, malgré tout ce que le récit primitif avait pour nous de plus spontané et de plus vivant. Je veux parler du style, qui peut-être, dans le manuscrit de 1777, se trouvait même plus abondamment pourvu d’images pittoresques, mais où manquait ‘encore tout à fait la charmante douceur musicale de la version remaniée de 1794. Aussi bien est-ce surtout cette musique des phrases, merveilleusement légère, délicate, et chantante, qui d’âge en âge a séduit les lecteurs allemands de l’œuvre de Gœthe, leur a rendu possible la fréquentation assidue de personnages parfois étrangement abstraits et falots, en un mot, leur a permis de remplir sans trop de difficulté leur obligation nationale d’admirer et d’aimer le plus vaste roman du plus fameux de leurs écrivains. Un véritable abîme sépare, sous ce rapport, les deux versions des premiers livres de Wilhelm Meister ; et rien n’est plus curieux que de voir avec quelle sûreté le génie de Gœthe, entre l’une et l’autre, réussit à transfigurer le rythme de sa prose, en l’imprégnant d’un mystérieux et immortel parfum de beauté poétique.


T. DE WYZEWA.