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sent privé de toute joie intime ; et ces dispositions des parens de Wilhelm sont ingénieusement utilisées pour nous faire comprendre quelques-uns des élémens principaux de la nature du jeune homme, son penchant à la rêverie, sa réserve précoce, son manque absolu d’expérience pratique et de direction. Aussi l’aventure de ses amours avec Marianne nous semble-t-elle, ici, beaucoup plus vraie et touchante que dans la version définitive des Années d’apprentissage ; sans compter que Goethe, dans le manuscrit de Zurich, prend également la peine de nous décrire les circonstances de la rencontre de son héros avec la jeune actrice, qui ne pénètre dans la vie de Wilhelm qu’après que celui-ci, irrésistiblement entraîné par son goût du théâtre, a réussi à se lier avec des acteurs ; et c’est enfin dans le Proto-Meister que la passion de Wilhelm pour Marianne revêt vraiment à nos yeux un sens symbolique, nous apparaissant comme l’incarnation suprême de cet amour de la vie théâtrale que nous avons vu, tout à l’heure, s’allumer soudain dans son âme d’enfant.

J’ajouterai que, malgré leur grande diversité de fond et de forme, les deux versions du premier livre aboutissent, de la même façon, à la découverte par Wilhelm de l’infidélité de Marianne, et à la peinture de l’écroulement profond que produit en lui cette découverte. Mais au contraire, le second livre tout entier, dans le manuscrit de 1777, est constitué d’entretiens familiers du jeune homme dont l’auteur s’est contenté, plus tard, d’introduire quelques courts fragmens dans le livre deuxième de ses Années d’apprentissage, probablement sous l’effet de son principe nouveau d’» objectivité » littéraire. Car le fait est que cette partie du volume de M. Billeter nous offre encore un attrait autobiographique beaucoup plus précieux que le récit des représentations du petit théâtre de marionnettes, au début du livre précédent. C’est ici que Gœthe nous raconte fidèlement les étapes de sa formation poétique ; et nous ne pouvons douter que les tragédies dont Wilhelm Méditer rappelle à son ami Werner les péripéties les plus importantes soient bien les premiers essais poétiques du futur auteur de Gœtz de Berlichingen. Tous les chapitres de ce second livre, d’ailleurs, sont d’un naturel et d’un agrément remarquables, avec leur mélange de charmans tableaux intimes et de conversations esthétiques sur maints problèmes d’une « actualité » éternelle. Voici, par exemple, en quels termes Wilhelm Meister, ou plutôt Goethe lui-même, nous traduit son jugement critique sur le génie de Corneille :


— Ce que tu m’as lu de Cinna, dit Werner, m’a rendu très curieux de