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texte imprimé, dont il n’aurait été qu’une simple copie. Toujours est-il que ce n’est qu’en février 1910, deux mois après la communication du cahier, que le professeur zurichois, en feuilletant à nouveau les pages manuscrites, s’est aperçu que l’une des parties du roman, le troisième « livre, » portait pour titre ces mots : La Vocation dramatique de Wilhelm Meister. Or, il avait lu bien souvent, dans toutes les biographies de Goethe, que c’était là le titre original choisi par le poète pour sa première version du roman appelé, plus tard, Les Années d’apprentissage de Wilhelm Meister. M. Billeter se souvint également d’avoir lu que Goethe, en 1794, avait fait subir un remaniement complet à cette version primitive, comme il allait faire pour son drame de Faust, dont on sait que l’esquisse première a été retrouvée il y a peu de temps. Le manuscrit de Zurich ne serait-il pas une copie de ce précieux Proto-Meister, digne pendant du Proto-Faust qui figure désormais dans toutes les éditions de l’œuvre de Goethe ? L’hypothèse paraissait d’autant plus vraisemblable que l’élève à qui appartenait le manuscrit descendait en ligne directe d’une dame zurichoise. Barbe Schulthess, qui avait été longtemps l’une des amies et confidentes du grand écrivain. Admiratrice zélée du philosophe Lavater, cette dame avait été instruite par lui à chérir et à vénérer le génie du jeune auteur de Werther[1] ; bientôt des relations familières s’étaient établies entre le poète et la jeune femme ; et lorsque Goethe, au retour de son fameux voyage de Rome, n’avait plus voulu passer par Zurich, où il redoutait à présent la rencontre du « chrétien » Lavater, Barbe Schulthess, sur sa demande, était allée le rejoindre à Constance, et y avait demeuré plusieurs jours avec lui. Dans la suite, il est vrai, Mme Schulthess, à son tour, s’était trouvée trop « chrétienne » pour pouvoir conserver l’affection du satiriste « païen » des Xénies : mais l’amitié de Goethe pour elle n’en avait pas moins été l’une des plus intimes dont il fût capable, et une lettre du poète, en 1783, nous apprend expressément qu’il lui avait alors envoyé le manuscrit de son « Wilhelm Meister. » Le cahier de Zurich, avec cela, était écrit en partie de la main de Barbe Schulthess elle-même, en partie de celle de l’une de ses filles : sans aucun doute possible, un heureux hasard venait de faire tomber sous les yeux de M. Billeter cette version initiale du roman de Goethe dont les lettres de celui-ci nous révèlent qu’il n’avait presque point cessé d’y travailler, ou tout au moins d’y penser, pendant l’intervalle des années 1777 et 1785.

  1. Sur les rapports de Gœthe avec Lavater, voyez la Revue du 15 avril 1903.