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dépasse. Ariane vient à peine d’ouvrir la septième porte, la porte interdite à sa curiosité par le terrible époux. Un chant lugubre arrive à son oreille. Avant que nous sachions qui le chante, et ce qu’il chante, avant même que nous souhaitions de le savoir, il nous émeut, nous étreint et, se développant sans relâche, il nous plonge dans une angoisse, dans une épouvante sans objet encore, mais déjà sans bornes. Autre exemple. A la fin du premier acte, Ariane, surprise et menacée de violence, est sauvée par les paysans accourus à sa voix Ils vont frapper Barbe-Bleue. D’un mot, d’un geste, elle les arrête. Et ce geste, ce mot, nous étonnent, parce que le poète dramatique ne les a nullement préparés et ne les explique pas davantage. Ils nous demeurent inconcevables. Mais en musique, par la musique, ils se révèlent à nous, si nobles, si généreux, que d’instinct nous les sentons, en quelque sorte, sans les comprendre. Ils nous attendrissent et, cédant une fois de plus aux fameuses raisons du cœur, nous reconnaissons que la musique est de tous les arts celui qui sait le mieux nous les donner et nous y soumettre.

Autre exemple encore : la fin, non plus du premier acte, mais du dernier. Cette fin, comme vous savez, n’est qu’un recommencement, une remise des choses en l’état. Elle ne dénoue pas la pièce, mais plutôt elle la renoue, au même point. Livré pour la seconde fois par ses vassaux révoltés entre les mains non seulement d’Ariane, mais des devancières d’icelle, nous voyons Barbe-Bleue épargné, que dis-je, délivré de ses liens, guéri de ses blessures, par toutes ces petites mains conjugales qui s’empressent à la miséricorde, quand nous attendions, vous et moi, que ce fût à la vengeance. Et nous ne sommes pas au bout de nos surprises. Les petites libérées se refusent à suivre leur libératrice, pour demeurer les gardiennes, les servantes, les victimes peut-être encore, mais du moins les épouses de leur bourreau. Ingrates envers l’une, clémentes à l’autre, elles prennent le parti de Barbe-Bleue contre Ariane, qu’elles ne pensent même pas à remercier. Et celle-ci, rédemptrice inutile, pour ne pas dire indiscrète, finit par s’en aller seule, sans comprendre... Et nous nous en irions comme elle, si la musique cette fois encore, surtout cette fois, ne dissipait l’ombre et ne levait les voiles. En dehors, au-dessus du sujet, de la situation et des personnages, elle crée un ordre, un ensemble de sentimens : mélancolie et pardon, pitié, charité, tendresse, dont elle nous enveloppe, nous pénètre et nous émeut. Beethoven avait raison : la musique est la révélation la plus haute, et Wagner lui-même n’exagérait point en disant qu’elle résout l’énigme du monde, puisque par