Page:Revue des Deux Mondes - 1910 - tome 57.djvu/450

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

se tenir. Des lignes, des plans, et non des points, composent la musique de M. Dukas. Elle est un ordre, une hiérarchie, un organisme. Elle a pour principe de style, au lieu du menu détail, la généralisation large et le grand parti pris. Et par là, si moderne qu’elle soit par d’autres, beaucoup d’autres côtés, elle est résolument et fortement classique.

Une observation pourtant, ou mieux une restriction préalable est nécessaire. Quand nous parlons ainsi d’Ariane et Barbe-Bleue et que nous essayons d’en caractériser l’esprit, il s’agit du premier acte et du dernier. Le second, aujourd’hui comme naguère, nous paraît ne pas ressembler aux deux autres et même, en quelque façon, les contredire. Est-ce inconséquence de l’artiste, ou plutôt faut-il accuser la « situation, » désespérément languissante et monotone ? Hormis quelques vigoureux éclats, tels que l’irruption du jour dans le souterrain et la sortie finale des cinq captives guidées par leur libératrice, la musique ici perd de sa tenue et de sa cohésion. Un souffle sur elle passe, un souffle debussyste, cette fois, sous lequel elle se désagrège et se dissout.

Mais ailleurs, presque partout ailleurs, avec quelle puissance tantôt elle se concentre et tantôt elle se répand ! Dès le début, elle s’affirme et s’établit. Elle prend possession tout de suite. A la façon dont se posent, au début, en un trémolo pathétique, deux accords parfaits, où l’impression de l’intervalle de quinte est la plus forte, on croit entendre commencer la Symphonie avec chœur. Beethoven pourrait bien être le maître préféré de M. Dukas. Il est facile de retrouver çà et là, dans le premier acte d’Ariane et Barbe-Bleue, ses exemples de noblesse et ses leçons de grandeur. L’œuvre n’est pas de celles à qui l’on accorde, du bout des lèvres, cet avare et chétif éloge : « Il y a là des coins. » Ce qu’il y a là, ce sont de vastes espaces où la musique se donne carrière. De loin, je veux dire longtemps après l’audition et après la lecture, on se souvient d’une série et comme d’une chaîne d’épisodes largement conçus et traités amplement.

Ils ne sont pas traités de même, et la musique a plus d’une manière ici de se manifester. La manière symphonique d’abord, et symphonique avec autant de liberté que de richesse. Je ne crois pas qu’un musicien de théâtre nous ait donné, depuis Wagner, un poème sonore égal à la symphonie qu’on pourrait appeler « des pierreries, » au premier acte d’Ariane et Barbe-Bleue. Il s’agit, vous en avez peut-être souvenance, de six portes magiques que la nourrice d’Ariane ouvre l’une après l’autre et qui laissent tour à tour apparaître six cascades