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obscures, elle n’épousa pas Mazois, et, comme Julie, elle refusa toujours de se marier. Les Lauréat recevaient de nombreux artistes, parmi lesquels, avec Ingres et Mazois, Granet et David d’Angers qui, dans sa Correspondance, parle volontiers de ses aimables hôtes.

Mme de Lauréal jugea-t-elle que, pour consoler Ingres de la trahison de Laure Zoëga, le mieux était de le marier ? Elle avait en France trois cousines : Sophie, Marie-Josèphe et Madeleine Chapelle. Les deux premières étaient déjà engagées. Madeleine tenait, à Guéret, un petit magasin de modes et de lingerie. Elle avait passé la trentaine et vivait auprès de sa sœur Sophie, mariée à Antoine Dubreuil, ancien violon à la maîtrise de la chapelle du roi Louis XVI, puis artiste dramatique dans la troupe Chapelle, enfin gendre de son directeur et, jusqu’en 1829 » propriétaire du grand café Dubreuil, l’établissement le mieux achalandé de Guéret.

C’est donc à Guéret que l’offre d’un mariage vint surprendre Madeleine Chapelle. L’aimable modiste, fort enjouée et très sage, ne demandait pas mieux que de l’accepter. Ses sœurs n’ayant pas mis grande hâte à trouver pour elle le mari rêvé, elle accueillit avec joie celui que, de Rome, lui annonçait la cousine Adèle de Lauréal. Quel était donc ce singulier fiancé qui frappait à la porte du petit magasin de modes de la ville de Guéret ? C’était Jean-Auguste-Dominique Ingres, qui ne devait jamais rien faire, on le voit bien, comme tout le monde et qui, voulant prendre femme, la choisissait, les yeux fermés, à quatre cents lieues de lui. Madeleine, d’ailleurs, ne se le fit pas répéter. Elle partit, non sans avoir pris ses dispositions afin que le mariage ne fût point retardé par sa faute. Elle pressa sa sœur, Mme Borel, de lui envoyer ses « papiers : » « Tu voudrais bien savoir qui il est, disait-elle. Je vais te le dire. C’est un peintre, non pas un peintre en bâtimens, mais c’est un grand peintre d’histoire, un grand talent. Il se fait de dix à douze mille livres de rente ; tu vois qu’avec cela on ne meurt pas de faim. »

Madeleine Chapelle arriva à Rome à la fin du mois de septembre 1813. Ingres aimait à raconter qu’il la vit, pour la première fois, au tombeau dit de Néron, sur la Via Cassia, où il s’était porté à la rencontre de sa fiancée inconnue. Il la reçut, les bras ouverts : c’était trente-six années de bonheur qu’elle lui apportait, — trente-six années de tendresse sans un seul nuage