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point sans doute le souvenir de ses douloureuses pertes, mais en atténuait du moins la violence. Pour elle, ses parens chéris n’étaient qu’absens, on, pour mieux dire, ils n’étaient qu’invisibles à ses yeux. Ainsi qu’elle l’avait justement pensé, l’immense réputation d’Auguste faisait souvent résonner ce nom auquel sa profonde piété ne permettait pas d’éveiller en elle aucun sentiment de haine, ni même d’amertume. Au contraire, elle se sentait presque heureuse des succès d’Auguste, « parce que, disait-elle, du moins dans ce sens, il a justifié les prévisions de mon digne père et je lui en sais gré. » Quelques amies indignées de la manière dont M. d’E... s’était conduit envers elle, lui disaient un jour qu’il était étonnant que l’idée ne lui fût pas venue d’envoyer à sa femme la correspondance d’Auguste avec sa famille et elle-même : « Votre affection pour moi vous égare, leur répondit-elle avec simplicité, moi me venger et me venger lâchement, encore ? Détruire le bonheur de cette femme qui après tout n’est coupable de rien envers moi, puisqu’il n’est pas probable qu’elle ait connu les engagemens de son mari envers ma famille. Sa tendresse pour lui s’est placée sous la sauvegarde des lois divines et humaines et j’irais troubler sa vie ? Non, jamais[1]. Laissez-moi plutôt rendre à Dieu mille actions de grâces de ce qu’il a daigné me soustraire à la plus fâcheuse des destinées : celle d’être unie à un homme dont le caractère et les principes se sont développés d’une manière aussi opposée aux miens. »

Le temps, le goût des arts, une société choisie, et, par-dessus tout, la religion achevèrent d’adoucir ce que le souvenir pouvait apporter de pénible à l’existence d’Emma. La pureté de sa conscience répandit en elle ce calme, cette tranquillité qu’aucuns des événemens de la vie n’altérèrent jamais depuis.

Pour Auguste, la position élevée qu’il s’était conquise par son mérite personnel, la faveur du souverain, la satisfaction de voir ses ennemis forcés, en quelque sorte, de suivre son char de triomphe, aucuns de ces avantages tant et si longtemps désirés par lui ne purent calmer le trouble de son âme et toujours il éprouva cette vérité incontestable que, sans exacte probité, sans le scrupuleux accomplissement de la parole donnée, il ne saurait y avoir ni bonheur, ni paix avec soi-même. »

  1. Pourtant cette correspondance, et même ce récit de la main de Mlle Forestier. C’est dans la famille de la seconde femme d’Ingres, chez son neveu, notre regretté ami M. Guille, que nous en avons retrouvé tous les originaux.