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bras, profita de cet évanouissement pour lui enlever l’objet qui semblait ne lui pouvoir être arraché qu’avec la vie, puis entraînant sa fille encore évanouie, elle fit signe à l’ami d’Auguste de quitter au plus tôt un lieu que sa présence remplissait de douleur. Celui-ci se retira le cœur si navré qu’il oublia de dire ce dont il avait été également chargé qui était que l’anneau d’Emma ne lui pouvait être renvoyé en échange, attendu qu’il avait été perdu peu de temps après le départ d’Auguste, quoique celui-ci eût cru devoir dire le contraire dans une de ses lettres.

Tout était donc terminé pour Emma, quoiqu’elle ignorât encore le mariage[1] d’Auguste dont le prudent ami n’avait pas dit un mot dans la crainte d’ajouter aux chagrins de la bonne famille. Cependant force fut bien d’instruire M. Darmençay de la triste nouvelle ; mais, quelques précautions que l’on pût prendre, l’impression qu’il en ressentit altéra de plus en plus sa santé déjà gravement compromise par la dernière lettre d’Auguste. Une incurable infirmité s’établit et la jeune Emma, distraite de son malheur par un malheur plus cruel encore, n’eut plus qu’une pensée, celle de soulager son père et d’aider sa mère dans les soins du ménage. Ainsi qu’elle l’avait prévu, la culture des arts ne lui rappelait que des souvenirs douloureux, mais ils charmaient les souffrances de son père et, dès lors, elle apporta le plus grand zèle à toutes ses études. Insensiblement la marche du temps lui devint moins pénible ; son esprit se fortifia, sa physionomie reprit quelque sérénité. Uniquement vouée à la tendresse filiale, elle repoussa les propositions d’établissement qui se pressèrent autour d’elle dès qu’on la sut libre, et lorsqu’on lui en faisait quelque reproche, elle répondait avec un sourire mélancolique : « Je ne dois probablement pas me marier puisque Dieu a retiré de moi celui auquel mes parens avaient cru pouvoir confier le soin de mon bonheur ; d’ailleurs, » ajouta-t-elle un jour en posant la main sur son cœur, « je sens là que la fiancée d’Auguste ne doit plus être celle de personne. »

Enfin le ciel qui voulait éprouver dans tous les sens le tendre cœur d’Emma lui enleva cette mère si chérie dont la perte entraîna en moins d’une année celle de M. Darmençay. M. d’Égreville père avait aussi succombé au chagrin que lui avait causé la conduite de son fils[2].

  1. Le mariage est de la fin de 1813, le 4 décembre.
  2. Ingres père n’était pas homme à mourir de chagrin, ni même à en avoir le moins du monde. Ce fut toute sa vie un aimable épicurien. Il mourut, en 1814, de la goutte.