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devinrent insensiblement plus froides. En vain, Mme Darmençay qui, ainsi qu’Emma, ajoutait toujours quelques lignes aux lettres de son mari, cherchait-elle à pallier ce qu’elle croyait voir de blessant dans certaines phrases, dans certains sous-entendus, l’effet n’en fut pas moins fatal[1]. Auguste, frappé dans son amour-propre si ombrageux chez lui, répondit à ces lettres avec une contrainte marquée. Les tendres expressions d’Emma et de sa mère ne purent l’emporter sur les réflexions sages, mais un peu sévères, de M. Darmençay ; Auguste, pour la première fois, ne répondit point particulièrement à ces dames, sa lettre fut collective et se fit même un peu attendre. Enfin l’époque de son retour arrivait et non seulement il ne désignait aucun moment précis, mais il semblait quelquefois insinuer des possibilités de retard. Ces indices de refroidissement se firent jour de plus en plus, jusqu’à ce qu’enfin une lettre, telle qu’on n’aurait jamais dû en craindre de celui qui devait tant à la respectable famille, une lettre ou plutôt un coup de foudre vint écraser ceux que les hésitations d’Auguste avaient souvent affligés, mais qui, loin de redouter de lui un tel excès d’ingratitude, cherchaient toujours à se faire illusion sur ses défauts.

Dans cette cruelle lettre il disait « que depuis longtemps il ne pensait plus ce qu’il écrivait ; qu’il se l’était reproché, qu’il avait été retenu jusque-là par une certaine honte, n’osant avouer le changement qui s’était fait en lui, mais qu’enfin (ce sont les termes dont il ne craignait pas de se servir), qu’enfin son cœur devenu de bronze s’était fermé[2], qu’il sentait bien qu’il était leur fléau, mais qu’il valait mieux leur parler ainsi que de continuer à les tromper. « En vous quittant, j’ai tout perdu, » disait-il à M. Darmençay, et en cela il disait vrai, car cette famille avait seule le pouvoir de calmer la fougue de son caractère, et d’en fixer les hésitations ; puis il lui reprochait d’avoir pu croire qu’il supportât l’épreuve de l’absence (c’est-à-dire d’avoir pu croire à son honneur), que le pays qu’il habitait était trop admirable pour qu’il le quittât de sitôt, et que même il n’avait d’autre désir que celui de s’y fixer, etc., etc. »

Que devint donc Emma lorsqu’on ne put plus lui cacher le contenu de cette fatale lettre ! Ses sens faillirent l’abandonner ; heureusement, un torrent de larmes vint soulager la malheureuse

  1. C’est bien ce qui ressort des lettre d’Ingres aux Forestier.
  2. Lettre du 8 août 1807.