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appelle à ton secours ta confiance en Dieu, ta tendresse pour ton père et pour moi. Veille aussi sur toi, ma fille, te voilà fiancée, tu es un dépôt remis à mes soins, songe qu’il n’est plus d’hommes pour toi dans le monde... » — « Maman, » interrompit vivement Emma, « ô maman, est-ce qu’il ne va pas venir encore un instant ? — « Peut-être, « dit la bonne mère qui voulait la préparer doucement, car M. Darmençay était convenu avec elle d’éviter aux deux jeunes gens la douleur des derniers adieux. — « Peut-être ne lui sera-t-il pas possible de revenir, » dit-elle en hésitant, puis, voyant sa fille pâlir : « Je dis peut-être, je n’en suis pas sûre ; mais si cela était, il faudrait encore en rendre grâce à Dieu qui t’aurait épargné un redoublement de chagrin. » En ce moment, M. Darmençay rentra seul. Emma jeta sur son père un regard douloureux et dit d’une voix entrecoupée de sanglots : « — Il est donc parti ! Je m’en doutais bien, » et, se rejetant dans les bras de sa mère, elle fondit en pleurs. Les bons parens lui prodiguèrent les plus tendres consolations. Peu à peu, cette violente crise reçut quelque adoucissement et se changea en une affliction plus calme, mais non moins touchante.

Dans les jours qui suivirent cette triste séparation, Emma eut bien de la peine à se remettre à ses occupations ordinaires. Un vide immense s’était fait autour d’elle, il manquait un mobile à ses actions qui semblaient devenir machinales, toutes ses idées s’absorbaient en une seule : l’absence d’Auguste. Son père s’affligeait de la voir dans cet état, il s’en offensait presque. Mme Darmençay, plus initiée aux secrets du cœur des femmes, était loin de s’en étonner. « Le cœur humain est vaste, disait-elle, tous les sentimens y ont chacun leur place distincte, et l’un ne saurait faire tort à l’autre. La jeune personne devenue épouse, mère, n’en est que plus tendre fille. » Par ces discours et d’autres semblables, elle modifiait un peu l’espèce d’irritation qu’éprouvait ce tendre père à la seule pensée qu’il partageait avec un étranger le cœur de sa fille[1].

Deux semaines s’étaient écoulées depuis le départ du jeune homme, et la famille commençait à s’inquiéter de ne point recevoir de lettre de lui, lorsqu’elle en reçut une de M. d’Egreville père, qui, se trouvant placé sur la route qu’Auguste parcourait

  1. Cet état d’âme chez M. Forestier explique les lettres qui mettaient Ingres hors de lui-même. ‘