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Non, ce n’est pas de ce côté que M. Forestier devait chercher les raisons déterminantes de la conduite d’Ingres. M. Forestier lui-même n’était pas sans reproches : il avait, manquant évidemment de psychologie, trop brutalisé le jeune artiste. Et, d’autre part, on n’avait pas suffisamment compté avec l’éloignement où s’effaçait l’image de la fiancée, où le cadre d’intimité familiale, qui avait séduit Ingres, s’estompait jusqu’à disparaître bientôt complètement.


« Rome, ce 8 août 1807. Reçue le 22[1].

« Monsieur Forestier, je reçois à l’instant vos lettres. Je vois que je suis votre fléau et que ce n’est pas assez de ma propre ruine, sans y associer ceux qui, au monde, le méritent le moins. Je suis au désespoir de ce qui se passe, de l’état où je vous mets. Mon propre état est aussi douloureux. Je suis, quoi que vous en disiez, un être bien malheureux par les remords que me donne ma conduite envers vous et les chers vôtres. Mais cette conduite, telle que vous voudrez l’appeler, et qui me poignarde toutes les fois que j’y pense, je l’ai crue nécessaire au bonheur commun, puisque, malheureusement, tout ce que je vous ai dit dans ma dernière existe et que j’ose vous le rappeler d’un bout à l’autre. Mais c’est toujours moi qui fais le mal et tout retombe sur ma malheureuse tête et doublement malheureuse, puisque je vous fais ce mal avec les intentions les plus droites, croyant éviter par là de plus grands maux encore pour le reste de la vie. La timidité et le besoin de confiance ou de conduite m’a conduit dans le précipice, toujours dans l’erreur de moi-même ; me flattant, je me suis trompé moi-même et me suis pour la vie donné contre moi des armes. J’ai cru longtemps que je pouvais devenir heureux comme un autre, vous aviez fixé mon inconstance. Je jouissais d’avance de l’espoir heureux en l’honneur de vous appartenir, que j’avais sollicité et que vous m’aviez accordé avec tant de bonté ; votre aimable et vertueuse fille était tout pour moi, je n’ai pas l’art de jouer l’hypocrite et de tromper surtout ceux qui me rendaient la vie si douce. Oui, je puis dire que tant que j’ai été avec vous il n’est rien de plus vrai et de plus sincère que ce dont vous avez été le témoin. Cet heureux état a duré jusques avant mes quatre dernières lettres où

  1. Annotation sans doute de la main de M. Forestier.