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les malheureux progrès. Je vous les ai détaillés et fait sentir peu à peu. De plus, j’ai à payer à une personne que vous connaissez une somme de mille francs, dette à laquelle je ne comprends rien. Je n’en ai pas moins fait un billet à ordre pour la fin de ma pension. Je suis en proie à tous les tourmens et voyez quel gendre vous avez. Mais il est temps de terminer cette lettre qui me fait le plus grand mal à écrire, tant j’ai le cœur serré. Adieu, ceux que je n’ose plus appeler mes amis, mais que je ne cesserai jamais d’aimer.

« Ayez pitié de mon malheureux sort. Je ne peux plus rien dire.

« INGRES. »


M. Forestier ne pouvait pas rester sur ces lettres d’Ingres sans se manifester. Mme Forestier et Julie n’avaient plus qu’à garder le silence : c’était au chef de famille qu’il appartenait de prononcer le dernier mot. Par la riposte même d’Ingres nous devinons les grands reproches d’ingratitude et d’égoïsme dans la mercuriale du magistrat. On a dû insinuer, comme une preuve de duplicité, qu’il avait d’importans travaux chez le sénateur Lucien, grâce au directeur de l’Académie de France, Guilhon-Lethière, homme de confiance du frère aîné de l’Empereur.

C’était faux. Ingres ne reçut aucune commande de Lucien, que celle du portrait au crayon de la famille dont il fit un chef- d’œuvre. Et cette commande ne vint que très longtemps après. L’insinuation avait son prix : Ingres, libéré de toute préoccupation matérielle, reprenait sa parole à l’instant où il n’avait plus besoin de l’aide de Forestier. Si l’on examine la production d’Ingres, aux alentours de 1807, on remarque que, en dehors de ses envois de Rome, il n’eut guère de travaux, hélas ! susceptibles de l’enrichir : il exécuta le portrait de Mme Devauçay vers la fin de 1807. La délicieuse créature était l’amie de l’ambassadeur de France à la Cour du roi de Naples : évidemment ce fut l’occasion d’une recette pour Ingres. Quelle recette : quatre cents francs ! Mais il lui fallut attendre jusqu’à 1811, — quatre années ! — pour trouver à peindre d’autres portraits, celui de M. Bochet et celui de Mme Forgeot. Le portrait de Granet, en 1807, avait été offert par Ingres à son ami[1].

  1. Musée d’Aix.