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Mais peut-être que le genre que je serai sûrement forcé d’entreprendre dans un état obscur et tout à fait retiré me réussira mieux que de continuer le genre pour lequel je suis né et qui ne m’a encore donné que crève-cœur et déplaisir. Mais je suis bien las de vivre ainsi, et je voudrais qu’un heureux accident m’enlève de sur cette terre maudite où, depuis ma naissance, je ne fais que souffrir. Mon existence ici est une inaction entière, je n’ai plus d’idées, le travail m’est pénible, je n’ai pas ma tête saine et le découragement est total ; rien ne m’a été si fatal que mon éloignement. Les lâches n’attendaient que ce moment pour m’assassiner. Mais je reviendrais qu’il en serait de même ; le branle est donné et je serais, de plus, le triste spectateur. Je verrais mes prétendus amis me tourner le dos et les premiers à me jeter la pierre. Il vaut mieux que je dise adieu à la France, et mieux au monde, si cela pouvait m’arriver pour finir mes misères. Alors peut-être on me plaindrait et on dirait : « C’est dommage, » ou, que de peintre je devienne savetier ; Mais la plus grande peine qui puisse m’arriver est que vous ne preniez mal l’aveu que je vous fais et dont au fond vous devez sentir la justesse. Vous voyez l’état présent des arts en France et leur but. C’est de vous que j’apprends le caractère maudit des artistes en général et leur noire méchanceté. Je suis, comme vous le croyez, incapable d’aller briguer des ouvrages. Le goût de ces ouvrages est affreux ; ils sont, d’ailleurs, comme une troupe de chiens après une mauvaise proie, et je ne peux enfin répondre de la beauté de mes ouvrages historiques pour venir à bout de terrasser l’envie qui s’y attachera. Que les moyens d’exécution me manquent tout de même qu’à Paris ils m’ont toujours manqué et enfin que vous apporter en dot, que chagrins et pauvretés ? Je n’ai que trop peut-être abusé de vos bontés et, malgré tout votre attachement, vos services, je ne suis pas exempt à quatre cents lieues de vous des chagrins les plus cuisans auxquels depuis luit mois je suis en proie. Si vous devez achever de lire cette lettre et y bien réfléchir, vous verrez que ce que je vous dis est malheureusement vrai et que j’exciterai en vous plus de pitié que de colère. C’est à un père que Je crois encore parler et qui doit faire grâce, s’il y a lieu, en faveur de l’état où je suis et du pur sentiment qui me guide. Ce que je vous écris n’est pas une boutade, ni un moment de désespoir. C’est ce que je ne peux m’empêcher de voir depuis longtemps et dont je vois tous les jours