Page:Revue des Deux Mondes - 1910 - tome 57.djvu/415

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

l’espoir fortuné de partager le cœur de la fille du monde la plus vertueuse et la plus aimable, celle qui a fixé mes vœux et mon cœur, et que jamais je ne pourrai remplacer. Mais, plus je l’aime, et plus je lui dois compte de son bonheur, et ne pas lui faire épouser ma misère et ma mauvaise étoile qui ne cesse de me persécuter. Elle est en croupe derrière moi et ne me quittera jamais, soit aussi qu’il puisse y avoir de ma faute ou je ne sais quoi qui fait que je suis constamment malheureux, et que rien ne me réussit. J’avoue, après cela que, n’étant pas capable de faire ni tort, ni mal à personne, je conçois assez difficilement celui que l’on me fait. Je perds la tête, et n’ai ni assez de force ni de courage pour tenir tête et repousser ce torrent d’intrigues, de calomnies, et, en vérité, je suis sur les dents. Ils ont bien réussi à me ruiner de toute façon. La suite ne me paraît guère plus consolante pour moi. Mieux je ferai pour moi et plus j’allumerai leur rage. Incapable de politique et de complaisance pour eux, je serai toujours le même et leur porterai la même franchise et la plus forte haine. J’ai Paris en horreur ; il est le théâtre de ma misère, plein de mes ennemis qui ne cherchent qu’à me perdre : leur bonheur sera de me tourmenter et jouir de mes larmes. Or donc je désire ne plus y retourner. J’aime mieux mourir ici de misère, s’il le faut, que de vivre à Paris comme au milieu d’une forêt d’assassins et de voleurs. Oui, monsieur Forestier, j’ai les yeux ouverts. L’avenir m’effraye et que serait-ce pour moi, quel tourment de plus, de faire partager à ma famille toute ma misère ? Il en est temps encore, il vous reste encore d’heureux jours à couler. Je ne veux pas les obscurcir ni les faire partager (sic), encore moins à ceux que j’aime le plus. Mme Forestier mérite un autre époux que moi ou du moins plus heureux, et, quoi qu’il en coûte à mon cœur d’un pareil aveu, j’aime encore mieux la perdre que de faire son malheur. Ce que vous me dites, dans votre lettre du 15, si juste et si sage, sur votre adorable enfant m’a touché ; vous m’avez pénétré de mes devoirs dans un acte aussi saint et essentiel à notre bonheur commun, que je n’hésite pas à m’ouvrir entièrement à vous, préférablement à tout autre. Vous êtes les seuls vrais amis que j’eusse dans Paris et, par conséquent, les seuls, après mes chers parens, auxquels je dois le reste de ma malheureuse existence pour leur être utile, si je le peux. Si j’étais capable d’oublier que je suis né peintre et par quelque autre métier devenir leur appui, je quitterais la peinture.