Page:Revue des Deux Mondes - 1910 - tome 57.djvu/413

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

feuille, » les « noirs bouchés » des Anciens, « il faut leur donner de l’air... » Et il leur en donnait en repeignant ses ciels par-dessus ses arbres. Car mettre de l’air dans un tableau, ce n’est pas autre chose. C’est tout simplement mettre sur chaque objet un peu de la couleur des objets voisins. On peut exprimer cette vérité sous une forme infiniment plus savante et moins claire, la rattacher à toute une philosophie et à une vaste conception cosmogonique, mais on n’a jamais fait un tableau seulement avec des discours et quand on a cessé de parler et qu’enfin il faut peindre, c’est à quoi se réduit toute l’esthétique du « Phénoménisme. » Et si vous regardez avec attention les toiles de Corot, vous trouverez qu’il n’a commencé à mettre de l’air dans ses arbres que lorsqu’il s’est avisé de repeindre ses ciels pardessus. Cela est très visible dans son Pâturage (n° 13), dans sa Route à Ville-d’Avray (n° 10) et dans sa Sablière (n° 21) où les traces de la brosse sont encore empreintes.

C’est par là qu’il ouvre la voie à l’Impressionnisme. Il annexe le domaine de l’Impalpable. L’air, l’atmosphère ou l’« enveloppe » des choses deviennent à ce point ses préoccupations principales qu’il commence d’oublier la densité de ces choses et leur substance. Une brume verte et grise s’accroche aux branches, et c’est un feuillage ; un rayon s’étale sous l’horizon et c’est de l’eau ; un peu de laque saigne au-dessus et c’est l’aurore ; des gouttes de clarté tombent sur l’herbe et ce sont des fleurs. « On ne voit rien... tout y est ! » s’écrie-t-il avec ravissement. De là, sort toute une esthétique nouvelle. Son clavier aux tons, aux demi-tons, aux commas sans nombre suggère des harmonies fines et sourdes à tous ses confrères : à Cazin (regardez son Beaune-la-Rolande, n° 8), à Whistler (regardez sa Femme assise, n° 27), à Jongkind, dans la plupart de ses toiles. Le paysage moderne est dorénavant possible. Les découvertes sont faites. Il ne s’agit plus que de les exploiter : les impressionnistes vont venir...


ROBERT DE LA SIZERANNE.