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qui ne se payait pas de mots et estimait la leçon d’un cabriolet égale à celle d’un Véronèse.

On sait en quoi elle consiste. On appelle « complémentaire » celle des trois couleurs primaires, rouge, jaune, bleu, qu’il faut rapprocher d’une teinte mixte composée par les deux autres pour restituer ou compléter la trilogie primitive. Or l’expérience prouve que cette juxtaposition, tendant à restituer la lumière blanche, produit sur l’organe visuel la sensation la plus vive qui soit. On peut en voir, ici, deux bons exemples dans les toiles intitulées le Combat du Giaour et du Pacha (n° 63) et l’Arabe montant à cheval (n° 59) où la couleur primaire rouge a été soigneusement juxtaposée à la teinte mixte composée des deux autres couleurs primaires, le bleu et le jaune, c’est-à-dire au vert, et cela bien au centre du tableau, là où le peintre a voulu tirer son feu d’artifice. Mais les mots « rouge » et « vert » sont bien grossiers et bien vagues pour définir ces teintes composites et diaprées comme la flamme, l’aile ou le flot. Enfin, on aperçoit, çà et là, les effets d’une idée qui hantait Delacroix depuis longtemps : ne point mêler les couleurs sur la palette, mais les juxtaposer toutes crues sur la toile, et demander ainsi l’éclat et la fraîcheur d’un tableau non seulement au choix de ses couleurs, mais aussi à sa facture.

La facture, en effet, est le dernier terme de l’évolution visible chez les peintres d’il y a cinquante ans. Des portraits d’Ingres à l’Enfant aux cerises (n° 113) de Manet, on peut suivre cette évolution en passant d’un artiste plus ancien à un autre plus jeune, mais il en est un en qui, tout seul, elle se fait tout entière : c’est Corot. Si l’on voulait donner une idée d’un Corot à qui n’en aurait jamais vu, on pourrait dire : un paysage dessiné par le Poussin et peint par Jongkind ; l’approximation serait grossière, mais on se ferait tout de même entendre. Car les grandes lignes directrices de sa vision restent classiques et la fine gaule feuillue qu’il lance au-dessus de l’eau, avec l’inclinaison d’un mât de beaupré, n’est autre que l’« arbre grêle » des Anciens opposé à l’ « arbre fort » de leur motif principal. Mais une chose que les Anciens n’ont pas eue, c’est sa touche. De ses premiers paysages italiens (voir son Castel Gandolfo (n°19) à ses dernières impressions de Ville-d’Avray (n° 3) elle s’élargit, elle s’assouplit, elle s’aère. « Les oiseaux ne pourraient pas vivre là dedans, » disait-il quand il voyait les arbres ronds, le « beau