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turc (n° 50), en un mot. C’est un trou noir dans un mur blanc sur un ciel bleu, d’un bleu terrible. Dans ce trou noir se tapit obscurément le dépeceur de viandes, comme au fond d’un tableau de Rembrandt. C’est l’aboutissement naturel de l’effort qui remplit toute la vie du peintre : atteindre à son plus haut degré l’effet par le contraste des valeurs sans perdre la couleur, — gageure impossible à tenir. Dans ce chef-d’œuvre, car c’en est un, l’effet d’ombre et de lumière est saisissant, mais il n’y a plus modulation colorée ni dans l’ombre, ni dans la lumière, ni d’atmosphère nulle part... Il n’y a plus qu’un effet, qu’on obtiendrait tout pareil avec du noir et du blanc. Quand on veut faire « chanter » les innombrables voix qu’ont les couleurs en plein air, il faut commencer par faire taire ces basses profondes ou ces notes aiguës qui empêchent d’entendre le reste. Il faut sacrifier les grands effets de valeurs à la couleur.

C’est ce que chercha Delacroix. Les toiles que lui inspira son voyage au Maroc éclatent ici comme un incendie de la palette française. Sans doute, ses fauves sont fantaisistes et pourraient beaucoup apprendre de leurs voisins, les bronzes de Barye. Ses chevaux, aussi, auraient beaucoup à apprendre chez M. Marey, mais la fougue des gestes et la fanfare des couleurs emportent tout. Fougue et fanfare d’ailleurs très préméditées. Lentement, minutieusement, Delacroix, cœur chaud, mais tête froide, demande à Constable le secret de ses verts éclatans, aux Vénitiens de leur somptuosité, à Rubens de sa fraîcheur. Il cherche, une à une, par le voisinage de quelle couleur chaque couleur s’exalte, et il arrive, peu à peu, à découvrir la loi des « complémentaires, » que formule Chevreul dans le même moment.

On raconte qu’un jour, harcelé par ce problème : comment donner tout son éclat au jaune, il croit se rappeler qu’il trouvera la solution au Louvre, dans un tableau de Véronèse. Il hèle un cabriolet sur la Place Saint-Sulpice ; justement ce cabriolet était jaune et comme il approchait, Delacroix observa que ses ombres contenaient des reflets violets, qui exaltaient au plus haut point le ton local dans la lumière. C’est tout ce qu’il voulait savoir. Il n’avait plus besoin d’aller au Louvre. « Où faut-il vous conduire, bourgeois ? » répétait le cocher, mais le peintre rentrait déjà à son atelier, disant : « Elles sont violettes ! Elles sont violettes ! » On le prit pour un fou ; c’était un sage,