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des troupeaux, ce que Ruskin appelle le voile de la terre, la végétation, « cette âme imparfaite donnée à la terre pour aller au-devant de l’homme. » Et c’est aussi le ciel, non pas le ciel dramatique et orageux de Salvator Rosa, ni l’accablant et papillotant soleil de midi des impressionnistes. Ce qui les attire, c’est « le voile du ciel étendu entre ses lumières brûlantes, ses acuités profondes et l’homme. » Cela leur suffit. Ils ne croient plus nécessaires une « fabrique » pour meubler le paysage, ni des figures pour l’animer. A peine, çà et là, une bergère tricote, des bestiaux abaissent leurs têtes lourdes sur le clair miroir des eaux immobiles, un bateau passe son nez pointu entre les roseaux. L’idylle ou le drame sont dans les choses. Regardez, par exemple, l’admirable Novembre de Millet (n° 124), chose vue dans la plaine de Bière, entre Melun et Barbizon. L’étendue déserte et froide, un ciel bas et lourd, un océan de sillons où attendent, comme des esquifs surpris par la bonace, une charrue immobile, une herse abandonnée, les corbeaux maîtres de la terre et du ciel, ce peu d’objets, ce vide même évoquent invinciblement le grand mystère de l’hiver : l’engourdissement de la terre, le bienfait du sommeil, du silence et du froid pour les moissons futures.

Ces choses une fois choisies, comment les dessinent-ils ? Ils les dessinent par leur milieu, au lieu de les dessiner, comme les anciens, par leurs contours. Ils cherchent leur charpente, non leur silhouette. Cela les distingue nettement des classiques. Nous voyons non plus des feuilles, mais des arbres, non plus des herbes, mais des prairies, non plus des nuages, mais des ciels. L’arbre n’est plus un arbre anonyme, ce n’est plus l’ « arbre en soi, » ni cette espèce de panache aux plumes bleuâtres, dérivé de l’acacia, que les Watteau et les Fragonard disposaient autour d’un tronc. On peut presque toujours reconnaître son essence et lui donner un nom. Ses branches ne sont plus arrondies en des inflexions parallèles, mais droites par endroits, torses dans d’autres, avec des cassures plus vives et des angles plus marqués. On sent que tout a été dessiné d’après nature et minutieusement repéré d’après le modèle vivant. « Je vais à l’écorché, » disait Corot allant en hiver étudier des arbres dépouillés de leurs feuilles. On les traite dorénavant comme des personnes.

Leur valeur elle-même a tout à fait changé. Jusqu’à l’Ecole de Barbizon, le premier plan d’un paysage est encombré et