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fakirs et rien ne peut modifier une seule de leurs idées. Quels farouches bonshommes !... » Millet né sur l’éperon de granit de la Hague, nourri de la Bible, trempé au feu de la misère et de la douleur, père de neuf enfans, patriarche respecté, chef d’école, d’ailleurs timide et zézayant ses oracles, regardait ses frères, attachés à la glèbe, avec des yeux de prophète et les retraçait d’une main de sabotier. Rien de plus auguste que sa vision, ni de plus lourd que sa facture ; mais il prenait son parti de ses chutes et de ses faiblesses, et, peu à peu, en venait à les ériger en vertus. « Un pli ! par grâce, un pli ! cette robe est en plomb... faites-lui un seul pli ! » lui demandaient des amis devant une de ses paysannes vêtues de ces chapes pesantes qu’il leur tissait impitoyablement. Mais il ne s’aventurait point à contenter ces frivoles. D’année en année, il voulait ses paysans plus frustes, ses silhouettes plus bibliques, ses lignes plus sommaires. Le mouchoir serré autour du chignon, la « marmotte » lui paraissait chose trop frivole : il en fit cette sorte de casque qu’on voit à ses glaneuses. Les sabots qui étaient aux pieds des gens de Chailly lui paraissaient trop raffinés et trop mondains : il en sculpta lui-même en plein bois, énormes, massifs, terrifians, dont il chaussa ses modèles. Sur la Terre désolée où tournoyait la nue volante des corbeaux, il entendait la voix du Prophète : « Je vous enverrai les hannetons et les sauterelles, ma grande armée... La Terre est mise à nu. Hurlez, laboureurs, car la moisson des champs est périe ! Et les ânes sauvages à toutes les bêtes ont crié parce qu’il n’y a plus d’herbe !... »

Rousseau était un tout autre homme. C’était Marc-Aurèle, descendu de son cheval d’imperator, réincarné dans un simple habitant des forêts, au XIXe siècle, loin de tous les soucis du pouvoir, et, par une ironie du sort, retrouvant dans cette humble destinée toutes les inquiétudes et toutes les tortures de son âme fine et hautaine. C’est Marc-Aurèle, avec sa belle tête impassible et sévère, mais aussi avec sa passion du mieux et son désir du juste, cachant sous son masque d’airain la pire des passions qui puisse ravager une substance humaine : la recherche de la perfection, n’ayant rien gagné à laisser le sceptre du monde pour tenir un pinceau, acharné à harmoniser des couleurs sur sa palette, au lieu d’harmoniser les actions des hommes, consumé par la fièvre de connaître les effets et les causes, par des soucis de famille : une femme folle, un ami hypocondre,