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l’idée est toujours obscurcie par des nuages, qui portent, même dans leur conduite, cette bizarrerie qu’ils croient un signe de talent, sont des fantômes de peintres, d’écrivains, de musiciens. Ni Racine, ni Mozart, ni Michel-Ange, ni Rubens ne pourraient être ridicules de cette façon-là. Le plus grand génie n’est qu’un être supérieurement raisonnable. »

Ce n’est point, non plus, un révolté. Il n’est point rare d’entendre dire que l’éducation classique étouffe l’originalité d’un jeune artiste, que le voyage de Rome égare ses dons natifs et que les grands novateurs ont été de grands ignorans. Cela ne se soutient pas devant l’histoire. Il y a, ici, un paysagiste, qui est allé plusieurs fois en Italie, qui en a fort admiré les sites et les maîtres, qui les a recommandés à ses jeunes confrères : c’est Corot. Il y en a un autre qui n’y est jamais allé et n’a pris conseil que de lui-même : c’est Troyon. Qui dira que Corot est moins original que Troyon ? Millet était un passionné du Poussin. Il a commencé par faire des copies de Boucher et, jusqu’à la fin, il admira les Primatice et le Rosso qu’il voyait au palais de Fontainebleau. Qui croira que Millet eût pu, sans cette éducation, être plus « personnel ? » Delacroix avait été l’élève de Gros et de Guérin. Le respect des maîtres, le culte de leur art et de leurs familles, le silence et la méditation, — parfois la misère, — voilà les élémens qui contribuèrent à forger ces grands caractères de novateurs : Millet, Rousseau, Delacroix, Corot.

Regardons Millet et Rousseau, deux chênes dans la forêt des hommes, hauts, droits, immuables, insensibles aux souffles qui courbent le peuplier, échevèlent le saule, affolent le tremble ; écorces rudes, ravinées, crevassées par les douleurs, sillonnées par la foudre, croissant toujours tout droit vers le même idéal, fouillant de leurs racines plus profondes toujours le même tuf, ne se cramponnant si fort à un coin de terre particulier que pour monter plus haut dans le ciel universel, ramenant leurs coudes, nouant leurs bras pour résister mieux à la tempête, aux outrages, avec plus de chants dans leurs cimes et plus de lueurs à leurs fronts qu’un orchestre n’a de murmures ou qu’un diadème n’a de feux. « Savez-vous qu’ils sont terribles, Millet et Rousseau, » disait Thoré, qui venait de les revoir après dix ans d’exil, le 29 mai 1860. « Je les ai trouvés comme des rocs, ils ont des idées inamendables. Ils sont là comme deux