Page:Revue des Deux Mondes - 1910 - tome 57.djvu/404

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

misère planait sur la petite maison de Barbizon. « Au secours ! au secours ! je naye, je naye ! » s’écriait Millet en imitation de Panurge. Une toile exposée par lui en 1855, Paysan greffant un arbre, un chef-d’œuvre, restait là, invendue. Tout d’un coup, on apprend qu’un Américain se présente, l’admire, en offre 4 000 francs. 4 000 francs un tableau de Millet ! personne n’y veut croire. Comme c’est Rousseau qui l’a découvert, on l’entoure, on le presse de questions : « Ah çà ! comment est-il donc fait cet Américain, ce pionnier, ce maître de l’or ? Êtes-vous bien sûr de son identité, Rousseau ; n’est-il pas un élève de Cagliostro et ne vous donnera-t-il pas un lingot de chrysocale ou une banknote sur les brouillards du Pactole ? » Mais Rousseau restait impénétrable et un long temps se passa avant qu’on découvrît qu’il n’y avait jamais eu d’autre Américain enthousiaste que le grand artiste, pourtant bien peu fortuné lui-même, et secret dans ses bienfaits comme dans ses douleurs.

Avec la passion de leur métier et leur solidarité fraternelle, ces artistes eurent, — et c’est, là, le troisième trait de leur physionomie, — le goût et le culte du bon sens. Une théorie, fort banale aujourd’hui, veut que le génie soit une des formes de la folie, et que notamment la faculté créatrice en art naisse d’un déséquilibre. En attendant que la physiologie ait fait assez de progrès pour le démontrer, l’histoire le dément. La plupart des génies novateurs, en art, ont été supérieurement équilibrés : ce sont les « avortés » qui ne le furent pas, les pasticheurs et les suiveurs de modes. Ici, quels sont les plus grands novateurs ? Ce sont Delacroix, Rousseau et Corot. « Je n’ai jamais connu homme mieux équilibré, » dit de Corot le peintre Frédéric Henriet. Rousseau était un sage, et c’était sa femme qui était folle. Dans quelque milieu qu’on le mît, il paraissait tout de suite le plus sensé, le plus réfléchi, le plus judicieux de tous. On ferait un beau recueil de ses pensées, le bréviaire d’un panthéiste, comme eût dit Jean Lahor, quelque chose de calme, de lumineux et de solide. Quant à Delacroix, l’auteur de tant de peintures fougueuses, il était classique en littérature, prudent en réforme sociale, en politique, mesuré jusque dans la conversation. Pour l’art, il était intraitable : « La vraie supériorité n’admet aucune excentricité, écrit-il dans son Journal à la date du 31 août 1855. De prétendus hommes de génie, comme nous en voyons aujourd’hui, remplis d’affectation et de ridicule dont