Page:Revue des Deux Mondes - 1910 - tome 57.djvu/403

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

qu’il apercevait nettement : la beauté des lignes. Il n’imaginait pas un autre but possible à sa vie. Son sang ne coulait, son cœur ne battait que pour cela. Il a fait des chefs-d’œuvre. Il y en a deux ici : le Portrait du comte Molé et le Portrait de la comtesse d’H… qui sont le triomphe de ce que peut la volonté portée à son maximum par la passion de l’Art et servie par un minimum de moyens.

Le second trait de ces artistes d’antan, c’est leur solidarité. Les épreuves subies en commun leur avaient appris la valeur de L’entr’aide. La longue attente du succès, à la porte des Salons qui leur était fermée, des amateurs ou des marchands de tableaux qui ne leur était qu’entr’ouverte, leur avait permis de se juger, de se jauger en toute indépendance, de se critiquer franchement, S’étant connus tous dans l’attitude où l’homme est le moins antipathique à l’homme, — dans la peine, — il ne leur a pas été impossible de s’aimer. La plupart des maîtres représentés ici, se sont secourus, parfois avec des délicatesses infinies. On sait l’histoire de Corot et de Daumier, mais il faut la redire comme on redit les histoires de saint Vincent de Paul. Un jour Corot apprend que Daumier, la vue très affaiblie, ne peut plus travailler, qu’il est sans ressources, qu’il ne peut plus payer son terme, à la petite maison qu’il habite à Valmondois, que son propriétaire va l’expulser. Corot pose sa palette, part pour Valmondois, cherche le propriétaire de la maison, la lui achète, sans marchander, passe l’acte et, une fois les titres en main, les envoie à Daumier, avec ces mots sur un bout de papier : « Cette fois, je défie bien ton propriétaire de te mettre à la porte. »

Ceci n’est rien. Venir en aide à un confrère qui se ruine ou qui se meurt, c’est une vertu qu’on montre encore de nos jours : c’est de la charité facile, parce qu’elle ne coûte qu’à la bourse. Mais en dire du bien, louer sa peinture, y convier la foule, non pas lorsque l’auteur est malade ou aveugle et qu’il n’en fera plus, mais quand il est là, jeune encore, plein d’œuvres à venir et de rivalités éventuelles, voilà l’héroïsme professionnel. Cet héroïsme, les artistes d’ici l’ont eu. C’est Rousseau qui a sauvé Millet maintes fois du désespoir. C’est Dupré qui a sauvé Rousseau. C’est Diaz qui a acheté un Corot refusé par les amateurs. C’est Troyon qui a acheté un Delacroix. C’est Stevens qui a cherché des acheteurs aux tableaux de Millet ; c’est Daumier, Barye, qui ont partout répandu son nom avec Dupré et Daubigny. Il y eut un jour où la