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père Corot, fort bonhomme sur tout le reste, le remit rudement à sa place : « Je n’admets pas de plaisanteries sur la peinture, » dit-il. Ce n’était pas la vanité qui les faisait parler ainsi : c’était la passion de leur métier, le métier le plus décrié du « bourgeois, » le plus honni, le moins profitable, — le plus beau.

Ceci est le premier trait qui sépare ces artistes des nôtres. Ils aimaient leur métier et ils n’aimaient pas toujours leur peinture, du moins ils la croyaient très perfectible et s’efforçaient sans cesse au progrès. Les nôtres aiment leur peinture comme tout ce qui vient d’eux, et n’aiment pas au fond leur métier. Leur métier n’est pas un but, mais un moyen : moyen de parvenir à une autre situation sociale. Ils jouent cette carte comme ils en joueraient une autre, pour gagner la partie mondaine, et « arriver. » Ils annoncent que l’art est l’atout simplement parce qu’ils en ont beaucoup dans leur jeu. Sans doute, lorsque Rousseau était invité à Compiègne, lorsque Rosa Bonheur voyait l’Impératrice venir à By lui apporter elle-même la croix, ou lorsque le père Corot se trouvait entouré, fêté par une armée de disciples, ils éprouvaient les mêmes sentimens de tout autre artiste de nos jours. Mais cela ne changeait pas leur vie. La bourrasque passée, le prix payé ou la croix obtenue, ils se remettaient à piocher, n’ayant que ce désir au cœur : « Faire une bonne chose pour leur montrer qu’on n’a pas volé ça. » Les honneurs leur venaient trop tard pour changer leurs habitudes. Quand la fortune nous regarde sur le tard, elle ne nous fait plus assez de bien pour nous rendre indigne d’elle : l’argile humain demeuré longtemps au feu de l’épreuve a pris son contour définitif.

Aimer son métier ne suffit pas pour le bien faire. Pourtant aucun don ne supplée à la passion et la passion supplée à bien des dons. Nous en avons ici le plus typique exemple. Peu d’hommes eurent moins de talent naturel que Ingres. Très peu, tenant un pinceau, virent moins le rapport des couleurs, perçurent un si petit nombre de transitions entre une nuance et une autre. Peu, enfin, imaginèrent moins aisément, dès qu’ils n’étaient plus soutenus par le modèle, un geste, une attitude, une inflexion à la fois significative et juste, ha Stratonice, l’Angélique, le Paolo et Francesca, la Muse du Cherubini semblent des gageures. Mais Ingres aimait son art à la passion, jusqu’à la jalousie, à la férocité. Il s’acharnait à réaliser le peu de beauté