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l’aise. Ah ! j’espère que tu viendras nous surprendre au moment où nous y penserons le moins ; pour moi, je ne sais ni vivre, ni mourir, tant j’ai grande envie de te revoir... Il se passe ici un triste temps pour tout le monde : il fait un vent qui brûle tout, on ne sait que faire des animaux : ils souffrent la faim ; le grain est mal nourri, à sept francs le boisseau. Et il faut payer l’impôt, les rentes et toutes les affaires de la maison. J’ai bien négligé de t’écrire, vu que je m’attendais que tu viendrais dans le courant de l’été, mais le voilà passé : nous avons pourtant bien envie de te voir... Mon pauvre enfant, si tu pouvais venir avant l’hiver ! J’ai une grande envie de te revoir encore une pauvre fois !... Dis-nous comment tu vas, si tu as de l’ouvrage, si tu gagnes bien, si tu vends tes tableaux... »

Vendre ses tableaux, c’était, à cette époque, la pierre philosophale. Millet n’y parvenait guère et cet alchimiste en train de transformer des terres en une matière dont un seul morceau devait atteindre un jour plus d’un demi-million, ne pouvait trouver, en 1851, les quelques sous qu’il eût fallu pour aller à Cherbourg ; sa mère l’attendit, en vain, jusqu’à en mourir. Si le poète dit vrai, quand il dit :


L’homme est un apprenti, la douleur est son maître.
Et nul ne se connaît tant qu’il n’a pas souffert,


les artistes de cette époque ont été formés à la bonne école et, dès leur jeunesse, ils ont connu ce que les épaules humaines peuvent ou non porter.

Le premier effet de cet apprentissage, ce fut le respect profond de leur Art. On aime ce qui a tant coûté. Les plis que prend l’âme en ses premiers repliemens ne s’effacent jamais. Tel était le pli du sérieux dans ces âmes d’artistes, âmes légères, pourtant, éprises de couleurs, d’air, d’atmosphère, de sourires. Sans doute, il s’y glissait aussi de la gaieté, de la gaminerie, de la gauloiserie même et l’auberge du Père Ganne ou la grange de Rousseau, — aujourd’hui convertie en église, l’église de Barbizon, — n’ont pas uniquement retenti des versets de la Bible ou de Dante. Mais autre chose est la détente d’une âme harcelée vers un but difficile, autre chose est l’habituel scepticisme d’un dilettante. Et il y avait, toujours, un point sur lequel ces religieux ne toléraient aucune plaisanterie : l’Art. Un jour, un jeune homme risquant des doutes sur l’utilité de cette profession, le