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venaient de lui commander pour 80 000 francs de tableaux. Que dirait Daubigny aujourd’hui : « Sont-ils fous ! sont-ils fous, ces gens du XXe siècle ? Que s’est-il donc passé depuis nous ? » Et il se croirait transporté dans un monde fabuleux

Ce monde, c’est le nôtre et nous le trouvons banal. Ce qui est fabuleux pour nous, c’est celui où vécurent ces artistes. Il nous paraît aujourd’hui si lointain qu’à peine par l’imagination nous pouvons le rejoindre.il ne s’est écoulé que cinquante ans, mais la vie et l’âme de l’artiste y ont plus changé, qu’auparavant, en cinq siècles. Si les journaux faisaient pour l’Art ce qu’ils font pour la vie politique et mondaine d’autrefois : sa chronique centenaire ou cinquantenaire, le contraste nous saisirait à tout instant. Nous verrions cette génération de 1830 que nous touchons presque, dont les œuvres sont, là, radieuses comme au premier jour, se mouvoir dans une atmosphère que nul ne respire plus.


II

« On entrait alors en peinture comme on entre en religion, écrit le peintre Frédéric Henriet, dans ses Campagnes d’un Paysagiste, en fermant derrière soi la porte qui ouvre sur le monde, en rompant avec la famille irritée ; car « faire de l’art, » il y a un demi-siècle, c’était « mal tourner, » et la crainte salutaire de cette sorte d’excommunication retenait les vocations douteuses et les caractères pusillanimes... » Si la famille n’était pas toujours « irritée, » elle était du moins hostile et narquoise, comme celle de Corot, ou anxieuse et plaintive, comme celle de Millet, jamais glorieuse. « Mon cher enfant, écrivait la grand’mère de Millet en 1846, tu nous dis que tu vas travailler pour l’Exposition, tu ne nous dis pas s’il t’est revenu quelque avantage de ces quantités de tableaux que tu as exposés au Havre. Nous ne pouvons comprendre pourquoi tu as refusé la place du collège de Cherbourg. Vois-tu ailleurs un plus grand avantage qu’au milieu de tes parens, de tes amis ?... » Et, quelques ans plus tard, sa mère : « Mon cher enfant, tu nous dis que tu as bien envie de venir nous voir pour passer quelque temps avec nous. J’en ai bien envie aussi, mais il paraît que tu n’as pas grands moyens : comment fais-tu pour vivre ? Mon pauvre enfant, quand je m’affecte à penser à cela, j’en suis bien mal à