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quêteuses de jouets, de gâteaux : « Ah ! mes pauvres enfans, je suis parti trop tard, la boutique de la marchande était fermée ! » Rousseau se rappellerait le saisissement qu’il éprouva, un jour de mai 1840, lorsqu’il décacheta une lettre portant cet en-tête : « Ministère de l’Intérieur, Direction des Beaux-Arts. Avis de la commande d’un tableau de paysage » et qu’il lut : « Monsieur, j’ai l’honneur de vous annoncer que M. le ministre de l’Intérieur a arrêté, le 25 du courant, que vous exécuteriez, au compte de son département, un tableau de paysage et qu’il a alloué pour ce travail une somme de 2000 francs. » Et, le premier éblouissement passé, à tant de munificence de quel cœur il souscrivait à la phrase qui suivait : « M. le ministre aime à penser que vous apporterez à l’exécution de ce tableau tous les Soins nécessaires pour justifier la confiance de l’administration. » Dupré reverrait cette triste cour des Messageries où il allait embarquer son ami Rousseau pour le beau pays de la Creuse, incapable de le suivre, faute d’avoir pu vendre un tableau le vingtième de ce qu’on l’estime aujourd’hui. Et Corot ! Corot qui vécut presque toute sa vie au milieu de toiles invendables, retournées au mur ! Corot avait quarante-quatre ans, lorsque se réalisa pour la première fois, à ses yeux étonnés et ravis, la forme humaine d’un acheteur. Certes, il ne manquait pas d’imagination. Il imaginait sans peine des nymphes dansant sous les grands chênes, Orphée élevant sa lyre vers le soleil, des Silènes lutines sur les gazons, mais la figure d’un acheteur, un acheteur véritable, — je veux dire un acheteur qui achète, — jamais, dans ses plus folles chevauchées Imaginatives, il n’avait rencontré ce mythe des ateliers de 1840 !

Et pourtant toutes les toiles que voici ont été achetées, rachetées, disputées au feu des enchères publiques, chaque coup de marteau du commissaire-priseur s’abattant sur un chiffre plus sonore. On les a serrées dans des coffres-forts comme des joyaux. On se les est disputées, comme des drapeaux dans la bataille, on les a pleurées à leur départ ou saluées à leur retour comme des enfans. Nul poète d’alors n’eût enfanté chimère semblable. Dumas lui-même, dont le buste s’épanouit au milieu de cette salle, n’eût osé prétendre à ce triomphe pour toutes ces œuvres qu’il connut, qu’il aima et qu’il défendit. S’il entrait ici, malgré toute sa faconde, il resterait court. « Sont-ils bêtes ! hein, sont-ils bêtes ! » criait Daubigny une année que des amateurs