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les change en dentelles merveilleuses, les roches moussues et les change en ruminans antédiluviens couverts de housses somptueuses, les troncs foudroyés et en fait des candélabres d’argent. Quoi d’étonnant si, quelque après-midi d’été, le marchand de couleurs las de la route, s’est étendu sous un des beaux chênes du Dormoir, assoupi par la lourde chaleur d’Apremont, et s’il a rêvé. Étant éveillé, il croyait sincèrement porter sur son dos des trésors. Le sommeil aidant, que ne voyait-il pas sortir de sa boîte ! Ses ocres étaient des louis d’or, ses cobalts étaient des saphirs, ses verts des émeraudes, ses laques jaunes des topazes, ses vermillons des rubis : tout cela bougeait, roulait, scintillait au soleil. Il avait des millions dans sa boîte ! La peur qu’un passant ne la lui dérobât le réveillait en sursaut. Et il reprenait sa marche vers l’auberge du Père Ganne, bien sûr qu’il avait fait un rêve...

Ce n’était pas un rêve. Entrons à la galerie Georges Petit, où est l’exposition des chefs-d’œuvre de l’Ecole française au XIXe siècle, organisée par Mme la marquise de Ganay. Les 171 tableaux, réunis ici, ont été assurés pour une somme de 12 millions. La plupart des plus rares et des plus admirés sortent de ce qu’on appelle de ce nom générique : l’École de Barbizon, école où il n’y a que des maîtres et qui comprend, avant tout. Millet et Rousseau, Jacque et Diaz, puis, par extension, Troyon, Dupré et même Corot, bien que l’un habitât l’Isle-Adam, l’autre Ville-d’Avray et qu’ils ne vinssent guère dans la forêt, et enfin, si l’on veut, Barye et Daumier, pour les belles soirées qu’ils passèrent dans la grange de Rousseau, et pour les projets de travail en commun qu’ils y firent. Douze millions ! Quels yeux ouvriraient ces pauvres gens s’ils entendaient ce chiffre ! Quelle stupeur si, passant rue de Sèze et cherchant à distinguer derrière la haie des admirateurs, quels sont ces trésors gardés comme le Régent, ils reconnaissaient les pauvres toiles qu’ils trimballaient sous leurs bras, de boutique en boutique, sans trouver un acheteur ! Millet se rappellerait ses retours à son petit atelier de la rue de l’Est, au coin de la rue d’Enfer et de la rue du Val-de-Grâce, triomphant lorsqu’il rapportait vingt francs d’un tableau vendu à quelque marchand magnifique et téméraire, — et ses plus lamentables retours à Barbizon lorsqu’il n’avait pu placer une seule toile et qu’il lui fallait dire, en descendant de la patache, à ses enfans accourus, les mains