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mère et la femme d’Abd-el-Kader. » On en conclut d’abord que celles-ci avaient été prises. Le lendemain seulement on apprit, dit Cuvillier-Fleury, que « ces deux grandes dames du désert s’étaient enfuies à toutes jambes. » Sauf la presse légitimiste, les journaux traduisaient en général le sentiment public par des articles très élogieux. Les Débats allaient même un peu loin sous l’inspiration du général Dumas, qui instituait un parallèle entre le Duc d’Aumale et le grand Condé. Chose curieuse et infiniment honorable ! ce fut le précepteur lui-même qui, par un sentiment délicat de la mesure, tempéra l’éloge excessif adressé à l’élève. Les militaires étaient ravis. « Il faut être du métier, disait l’un d’eux, pour comprendre le mérite de la décision qu’a montrée le Duc d’Aumale. Ce n’est pas de l’audace, c’est de la stratégie, et celle qu’on fait au milieu des coups de fusil est, croyez-moi, la plus difficile du monde. » « Pour oser tenter un coup pareil, écrivait un peu plus tard le colonel Charras, il fallait avoir vingt ans, le mépris du danger et le diable dans le ventre. » Le Roi, plus ému que d’ordinaire, adressait à son fils une lettre touchante où il lui annonçait que le Conseil des ministres voulait le nommer d’emblée lieutenant général, mais qu’il s’y était opposé pour ne blesser personne, pour attendre les propositions que le gouverneur de l’Algérie ne pouvait manquer de faire, et pour que le prince ne parût pas récompensé seul, par une mesure isolée, avant tous ses camarades. Dans un post-scriptum de la même lettre, Louis-Philippe demandait des croquis de l’affaire afin qu’Horace Vernet pût s’en inspirer et composer le grand tableau de la prise de la Smalah qui figure aujourd’hui au musée de Versailles.


IV

Au milieu de l’enthousiasme universel une seule personne conservait son sang-froid, le vainqueur du 16 mai lui-même. Bien loin de s’en faire accroire, il craignait qu’on ne s’exagérât à Paris les conséquences de ce qu’il appelait modestement une simple course. Il demandait surtout que le public ne se fît pas l’illusion de croire la guerre terminée par un heureux coup de main. Une expérience prochaine allait montrer combien il voyait juste. Le temps du repos, de ce repos que le peu belliqueux Cuvillier-Fleury souhaitait constamment à son élève, n’était pas