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sentent brusquement retomber sur leurs seules épaules tout le poids et toute la responsabilité de la vie...

Heureusement, leur œuvre nous reste, et, par leur œuvre, leur présence réelle nous redevient vivante, leur personnalité morale reprend forme à nos yeux, leur pensée s’anime et reparaît plus agissante.

Embrassons-la donc d’un dernier regard, cette mobile et noble figure qui vient de sombrer sous l’horizon. Avant tout, et j’y reviens inlassablement, c’était un poète qu’Eugène-Melchior de Vogüé. Il l’était par le style, où l’on sentait passer, sous l’éclat vibrant des images, le frémissement d’une sensibilité fière et ardente, ouverte à tous les souffles du large. Il l’était par le tour de son imagination qui, si fermement qu’elle s’appliquât à la réalité, la dépassait, la débordait en tous sens. Il l’était par le mouvement même de son esprit qui, par delà les apparences fugitives, était toujours en quête des causes immuables et profondes. Il l’était enfin par sa vision pathétique du monde qui, toujours impatiente des plates explications rationnelles, ne trouvait à se satisfaire que dans l’intuition des grandes lois mystérieuses qui président à nos éphémères destinées. Il y a un mot de lui qui le peint tout entier : « La première condition, dit-il quelque part[1], la première condition de la beauté dans l’art, dans la poésie, dans la vie, est de manifester un symbole, une évocation du tout derrière la partie, de l’invisible derrière le visible. » Mot de poète, s’il en fut, et de poète invinciblement idéaliste. C’est par cette disposition qu’il a profondément agi sur les esprits de notre temps. Il savait bien que c’était là le secret de sa force. « Quel que soit son déguisement, déclarait-il, tout grand écrivain qui s’empare des hommes est nécessairement un idéaliste[2]. » En littérature, en art, dans les questions politiques, religieuses ou sociales, dans tous les ordres d’études qu’il a successivement abordés, il est venu rappeler, selon le mot célèbre, que « l’homme ne vit pas seulement de pain, » estimant avec raison qu’à « l’âme éparse de la France » on ne saurait faire entendre une plus opportune leçon. Et comme il mettait dans sa prédication une ardeur de générosité singulière, et comme, étant poète, il avait lui aussi « le secret des mots puissans, » sa voix a été par plus d’un entendue et comprise.

  1. Le Rappel des Ombres, p. 215.
  2. Les livres russes en France, dans la Revue du 15 décembre 1886, p. S26.