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à la faculté qu’il possédait de penser toujours par ensembles, de construire dans l’avenir, il se reprenait vite à l’espoir. Les hauts et fermes penseurs sont rarement des pessimistes : les misères, les contingences individuelles vont se perdre dans les vastes courans d’idées ou de faits dont ils aiment à deviner le sens et à suivre les mouvemens. D’autre part, il aimait trop la France pour jamais désespérer d’elle : il savait par l’histoire quelles infinies ressources de vitalité profonde il y a dans ce peuple dont la vie parlementaire est si loin d’être la vie tout entière ! Et il se rassurait, et il revenait à son labeur d’écrivain. Car il aimait son métier d’homme de lettres, « noble et cher métier quand même, disait-il, digne travail qui donne le pain, l’indépendance, la communication utile avec nos semblables[1]. » Et jusqu’au bout il travailla.

Vers la fin cependant, il se détachait visiblement des travaux de longue haleine : il avait commencé, il laissait inachevé ce roman de Claire qu’il avait annoncé ; le grand article de Revue, qui longtemps avait été sa forme préférée, semblait moins lui sourire ; les articles de journaux, où il était plus inégal, lui suffisaient. Il lui restait pourtant plus d’un livre à écrire. Poète et historien, penseur et philosophe politique, peintre d’autant plus vivant et véridique qu’il avait mieux vu, de ses propres yeux, ce qu’il racontait, que n’écrivait-il, me suis-je dit souvent, ses Mémoires d’outre-tombe ! Ce petit-fils de René aurait trouvé là le meilleur emploi, et le plus complet, de tous ses talens, de toute sa pensée, de toute son expérience de la vie et des hommes...

« Gaston Paris, Heredia, Sorel, Brunetière... La hache du noir bûcheron m’environne, » s’écriait-il, il y a peu de temps encore, en pleine Académie. La hache du noir bûcheron la atteint à son tour... Et ainsi, ils s’en vont tous, avant l’heure, et l’un après l’autre, tous ceux qui ont été nos maîtres à penser et à écrire, tous ceux qui ont agrandi notre imagination, affiné notre sensibilité, formé notre intelligence, tous ceux qui nous ont appris à regarder le monde et à le juger. Et bientôt, nous serons seuls, découronnés de toutes nos vraies gloires, isolés, privés de nos meilleurs guides, coupés de toutes nos communications vivantes avec le passé, semblables à ces orphelins qui

  1. Le Rappel des Ombres, p. 224.