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venait de disparaître, — Taine, Ferdinand de Lesseps, Gaston Paris, Heredia, Puvis de Chavannes, Brunetière, — qu’il trouvait, pour faire connaître l’homme et pour juger l’œuvre en quelques pages, les mots émus, profonds, révélateurs, qui deviennent inséparables de la personnalité à laquelle ils s’appliquent. Les plus belles oraisons funèbres laïques de ce temps ont été composées par E.-M. de Vogüé, et le dernier article de journal qu’il ait écrit était, comme il convenait à un écrivain qui avait été soldat, pour glorifier la mémoire de Ceux de Bir-Taouil, et pour célébrer la vertu de leur sacrifice.


Certes, — y disait-il, — l’action de guerre qui fauche en pleine vigueur de pareils hommes, dans des conditions aussi atroces, est en soi une chose navrante, révoltante pour la raison superficielle, et dont on voudrait éviter le retour à tout prix. C’est pourtant ce scandale de la raison qui resserrait entre les cœurs, à l’église, dans cette foule d’inconnus, un lien nécessaire et plus fort que tous les autres. D’instinct, chacun sentait dans l’assistance que ces morts sacrifiés nous sont plus utiles que des milliers de vivans, parce qu’ils maintiennent l’idéal national, parce qu’ils rachètent, parce qu’ils sauvent notre face devant le monde, un peu plus sûrement que les bons acteurs et les grands couturiers[1].


Un quart de siècle plus tôt, il écrivait déjà ici même :


Cette loi qui commande aux empires de servir les destinées générales au prix de leur propre existence, c’est la même qui contraint le ver à mourir en tissant son fil de sa substance, l’artiste à produire en donnant sa vie à son rêve ; c’est la loi en vertu de laquelle tout agent de l’œuvre éternelle, insecte, homme ou nation, crée par le sacrifice... Création par le sacrifice, c’est tout l’ordre et le secret de Dieu[2].


Car sa philosophie n’avait point varié avec les années. Elle était toujours en son fonds une protestation du cœur, de l’instinct traditionnel et vivant contre les abus de « la raison sèche et contente d’elle-même, » de « la raison raisonnante, » que le mystère importune et scandalise. Si, sur quelques points de détail, il était devenu plus sceptique, notamment en ce qui concerne la confiance que lui inspirait jadis notre régime démocratique, la faute en était à l’expérience personnelle qu’il avait faite de ce régime, plus peut-être qu’à lui-même. Au reste, grâce

  1. Ceux de Bir-Taouil, Figaro du 26 février 1910.
  2. L’Annexion de Merv à la Russie, dans la Revue du 1er mars 1884, p. 200. — L’article n’a pas été recueilli en volume ; mais la conclusion, d’où ces lignes sont tirées, a été rapportée à la fin des Lettres d’Asie (Spectacles contemporains, p. 222-223).