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et toute prochaine, que le chef-d’œuvre J’E.-M. de Vogüé romancier est encore les Morts qui parlent : cette peinture satirique des mœurs parlementaires restera, je crois, comme un témoignage non pas peut-être absolument impartial, mais singulièrement pénétrant, sur notre temps. Jean d’Agrève est « un beau poème de rêve et de passion[1] ; » mais l’influence de Chateaubriand, et celle aussi de d’Annunzio s’y manifestent un peu trop peut-être : le romancier n’y est pas encore pleinement maître de son instrument, et l’on dirait qu’il veut déverser dans son œuvre tout le romantisme dont il est comme imprégné. Quant au Maître de la mer, les personnages de premier plan tournent peut-être un peu trop vite au symbole, et l’intrigue qui les met aux prises et les promène à travers le monde n’est pas dénuée de quelque artifice. Mais en revanche, que de splendides descriptions, quelle intelligence des grandes questions qui font et feront de plus en plus la vie économique et morale des sociétés modernes ! Fils d’une Anglaise, ce poète avait un sens tout anglo-saxon des affaires ; cet idéaliste fervent avait dans le tour d’esprit plus de réalisme qu’on ne l’a bien voulu dire.

La vie politique et l’œuvre romanesque avaient un peu raréfié, mais non point suspendu sa production d’essayiste. « Pour qui sait regarder, disait-il à des collégiens, tout est matière à s’émerveiller, tout est source à réflexion[2]. » Ce mot aurait pu être sa devise. Il savait regarder, et, quelque spectacle que lui offrissent la vie ou les livres, il était toujours prêt à s’émerveiller de tout. Sa souplesse, son ouverture d’esprit étaient admirables ; elles allaient croissant avec les années. Il passait d’une étude sur la Civilisation et les grands fleuves historiques à une autre sur Catherine Sforza, sur Pasteur, sur Rudyard Kipling, ou sur Gorky. Il écrivait sur la Renaissance latine et sur D’Annunzio un retentissant article qui fut, pour l’écrivain italien, ce qu’avait été pour le grand romancier russe l’article sur Tolstoï ; il en écrivait un autre, non moins divinateur, sur Robinson Crusoé. Et peu à peu, ces articles, qu’il n’a pas toujours pris la peine de recueillir, allaient composer ces volumes qui s’intitulent Histoire et Poésie, Devant le siècle, Pages d’histoire, Sous l’horizon. Mais c’est surtout quand un homme qu’il avait beaucoup aimé

  1. Le mot est d’E.-M. de Vogüé, et précisément dans Jean d’Agrève, où il est appliqué à un poème de Shelley.
  2. Discours prononcé à la distribution des prix du Collège Stanislas, en 1892.