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manques des romans d’E.-M. de Vogüé ? Œuvres fort intéressantes, certes, qu’il serait à tout jamais regrettable qui n’eussent pas été écrites, et qui, à tous égards, valent infiniment mieux que nombre de romans « réussis ; » mais œuvres dont on peut se demander si ce sont vraiment des « romans, » et si les parties proprement romanesques n’en sont pas les moins personnelles et, peut-être, les moins durables. Question d’ailleurs assez oiseuse. Que la « tension oratoire, » — ou plutôt lyrique, — du style puisse surprendre les lecteurs habituels de romans, il est possible : mais cette forme éclatante et chaude, où l’esprit même et l’ironie ont je ne sais quelle ardeur secrète, cette forme n’en est pas moins admirable, et suffirait, à elle toute seule, à mettre hors de pair les récits qu’elle a revêtus. Ceux qui composeront plus tard des Pages choisies d’E.-M. de Vogüé pourront y puiser à pleines mains. Le style n’est assurément pas tout, mais c’est quelque chose, même dans le roman, qu’un beau style ! Ici, d’ailleurs, le style recouvre un fond singulièrement riche. L’intrigue pourrait être plus ingénieuse et plus subtilement conduite ? Tel personnage n’est pas très vivant ? Peut-être ! Mais voyez, dans ces romans, comme tout ce qui est « chose vue, » observation directe ou ressouvenir, à peine transposé, de la réalité, — paysages, caractères, psychologie individuelle ou collective, scènes de la vie moderne, — comme tout cela est pris sur le vif, décrit avec vigueur, gravé d’un trait robuste et sûr ! Et surtout, que d’idées dans ces livres un peu hautains, peu faits, j’imagine, pour plaire à la foule ; que de pressentimens de toute sorte, que de visions anticipées de l’avenir, et dont quelques-unes déjà sont réalisées, — par exemple, l’avènement du socialisme au pouvoir, dans les Morts qui parlent, — que de matières à réflexions pour tous ceux qui aiment à philosopher sur l’homme et sur la vie ! Si l’art de conter est un grand don, l’art de penser en est un autre : je sais des esprits assez pervertis pour préférer Kant à Balzac lui-même.

Nous sommes sans doute trop près des œuvres pour discerner très nettement si, dans l’histoire des trois genres romanesques où l’écrivain s’est successivement essayé, — roman passionnel, roman politique et social, roman « mondial, » — ses livres marqueront une date essentielle, laisseront une trace longtemps reconnaissable. J’inclinerais, pour ma part, à penser, et peut-être parce que le roman sort plus directement de la réalité vécue