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Voyez, par un exemple, pris entre beaucoup d’autres, comme le symbole naît spontanément dans son esprit. Dans un petit port de Thessalie où il attend plusieurs jours qu’un bateau vienne le prendre, un cafetier de Salonique qu’il a emmené avec lui fait depuis une semaine l’office de vigie, guettant le premier vapeur qui paraîtra à l’horizon. Le fidèle Christo lui remet en mémoire « le poétique début de l’Orestie : »


Un esclave, placé en sentinelle sur la terrasse du palais d’Agamemnon à Argos, épie le retour de la flotte, attardée aux rivages troyens : oisif et plaintif, il use ses yeux depuis de longues années à interroger les flots vides : aucune voile n’apparaît. — Qui de nous, en lisant cette page, ne s’est pas retrouvé dans cet homme ? — Esclaves de nos rêves, nous usons nos yeux sur l’horizon de la vie, comme la sentinelle argienne sur celui de la mer, à attendre on ne sait quoi... Sans doute ces vaisseaux que nous avons lancés à vingt ans, chargés à couler bas de chimères et d’espérances, vers les rives inconnues : flotte trompeuse, qui sombre en haute mer aux premiers coups du vent d’automne, qu’on attend toujours, et qui ne revient jamais[1] !


On se rappelle l’admirable page de Taine sur la Niobé de Florence. Entre ces deux belles évocations symboliques, je ne veux pas avoir la cruauté de choisir.

Un pareil genre d’imagination peut faire un grand poète lyrique ou un grand historien philosophe ; je doute qu’il puisse faire un très grand romancier. Car, d’une part, l’écrivain doué de l’imagination symbolique est parfaitement capable de voir et de rendre les faits directement observés, les sentimens d’ordre intime, ou encore les caractères, les situations, les personnages réels ; et, d’autre part, il est éminemment apte à exprimer des idées générales, à brosser de larges fresques synthétiques. Mais l’imagination romanesque est tout autre chose : elle consiste essentiellement à inventer des événemens et des figures qui, tout fictifs qu’ils soient, ont l’air vrais, et donnent l’illusion de la réalité. Le vrai romancier est presque le contraire d’un lyrique et d’un historien, et il n’a que faire de vues d’ensemble : il en serait peut-être gêné ! On ne saurait tout avoir en ce monde ; et la poésie lyrique, l’histoire ou la philosophie sont d’assez grandes Muses pour ne point jalouser l’art du conteur.

S’explique-t-on maintenant tout à la fois les mérites et les

  1. Histoires orientales, p. 208.