Page:Revue des Deux Mondes - 1910 - tome 57.djvu/323

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

et des âmes vivantes. Que si d’ailleurs, par doctrine ou par instinct, l’écrivain était soucieux de ne pas perdre de vue le réel, l’exemple du roman russe était là pour lui prouver que cette conception était parfaitement conciliable avec les droits de l’imagination la plus puissante. N’est-elle pas de lui cette très belle formule qui définit si bien la tâche du romancier moderne : « Le réaliste est celui qui fait exact et voit juste, mais qui voit pourtant à sa façon, en dessous et au-dessus de la chose regardée[1] ? » En vertu de cette timidité un peu fière qu’on a notée si justement en lui, se réservait-il, hésitait-il à joindre l’exemple au précepte ? Ou bien encore ne se sentait-il pas l’imagination proprement romanesque, la vocation impérieuse qui pousse un Balzac, un Maupassant à entasser récits sur récits, à inventer sans trêve de nouvelles figures ? Ce qui est sûr, c’est que ce ne fut qu’au bout de vingt années de vie littéraire qu’il se décida à écrire et à publier son premier vrai roman. Mais auparavant, il s’était « fait la main » par plusieurs nouvelles ou courts récits qui presque tous, chose à observer, mettent en œuvre des faits vrais, comme s’il avait quelque peine à quitter le terrain solide de la réalité, à construire en pleine fantaisie.

C’est qu’à vrai dire la fantaisie pure n’était guère son fait ; et il semble qu’ici nous touchions au caractère particulier, original de son imagination. Il y a un mot de M. Maurice Barrès sur Taine, que j’aime à citer, parce qu’il m’a toujours semblé la justesse même : « L’imagination philosophique, le don de rendre émouvantes les idées, de dramatiser les abstractions, voilà. le trait essentiel qu’il faut souligner, et souligner encore chez M. Taine[2]. » Ce mot de l’auteur des Déracinés, je l’appliquerais bien volontiers à E.-M. de Vogüé, avec une variante, cependant : plus encore que philosophique, je crois qu’il avait l’imagination symbolique. De là, chez lui, ce besoin presque tyrannique de traduire perpétuellement une idée abstraite par une image ; de là cet instinct qui le poussait à voir dans le plus humble fait une signification générale imprévue ; de là enfin cette habitude presque constante de terminer, et, en quelque sorte, de couronner chacune de ses études, portrait historique, essai critique, exposition doctrinale par une vision concrète qui en résume le sens et, en même temps, ouvre à l’imagination toutes grandes les portes du rêve.

  1. Remarques sur l’Exposition du Centenaire, p. 147.
  2. Maurice Barrès, l’Influence de M. Taine, dans le Journal du 6 mars 1893.