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IV

Cette philosophie qui faisait si large crédit, en matière politique et sociale, aux façons de penser et de sentir d’aujourd’hui, impliquait à l’égard du dilettantisme intellectuel une si profonde hostilité, qu’elle pouvait aisément se présenter comme une naturelle introduction à la vie publique. On ne fut donc pas trop surpris quand, en 1893, on vit entrer E.-M. de Vogüé au Palais-Bourbon comme député de l’Ardèche. Il y fut accueilli comme l’on sait. Il avait trop bien auguré de Caliban. Caliban n’aime guère que ceux qui le flattent et qui le dupent, et la supériorité de la naissance et de la pensée lui cause un certain malaise et une invincible défiance. Dans une démocratie comme la nôtre, un écrivain comme l’auteur du Roman russe est fait pour inspirer l’action, non point pour y prendre part. Noble erreur qu’il a cruellement expiée. De cette fâcheuse expérience il n’a guère emporté qu’une grande désillusion et un peu d’amertume. Je me trompe : il en a rapporté les impressions et les images d’où sont sortis les Morts qui parlent.

Car, entre temps, comme pour fuir le monde réel qu’il devait, décidément, trouver trop vulgaire, et sans d’ailleurs renoncer à sa vocation d’essayiste, il s’était improvisé romancier. Chose curieuse : le roman est si bien devenu, comme jadis la tragédie, le genre par excellence de nos sociétés modernes que tous ceux qui ont quelque imagination et quelque style ont voulu s’y exercer : les deux plus mémorables exemples de cette tendance générale sont Renan et Taine ; et si Patrice et Etienne Mayran avaient été achevés, je ne suis pas sûr que les deux œuvres n’eussent pas tenu, dans l’histoire du genre, une place aussi importante que Dominique, cet autre roman d’un romancier accidentel. Pour E.-M. de Vogüé, on peut s’étonner qu’il ait débuté si tard, et qu’il ait attendu presque la cinquantaine pour donner sa première œuvre romanesque. La riche imagination que manifestent ses moindres écrits et qui, à chaque instant, dépasse la réalité concrète qu’il veut étudier et qu’il prétend décrire, il semble qu’elle dût frémir d’impatience de se sentir astreinte à la discipline des idées abstraites, asservie à l’observation minutieuse des faits, et qu’elle dût brûler de s’affranchir, de s’échapper, de créer en toute liberté des formes