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elle inspire la méthode générale et dont elle détermine le commun esprit. Et cette idée, qui remonte en droite ligne jusqu’à Pascal, c’est que « le cœur a ses raisons que la raison ne connaît pas ; » c’est que « tout notre raisonnement se réduit à céder au sentiment. » Oui, la raison analytique et discursive ne va au fond jamais bien loin dans la recherche de la vérité ; elle dissocie ce qui est uni ; elle mutile ce qui est organisé ; elle dissèque ce qui est vivant ; elle se joue à la surface de l’être ; elle n’atteint que des formes mortes. Tout ce qui est art, beauté, âme, délicatesse, vie morale ou sociale échappe entièrement à ses prises. La vie ne se révèle qu’à la vie, l’âme ne se manifeste qu’à l’âme. Pour pénétrer dans ce domaine réservé, il faut avoir recours à la faculté vivante par excellence, à l’intuition. « Les syllogismes et les théorèmes de la raison mécanique ne forcent plus notre conviction ; une raison de dessous, tout intuitive, nous crie que les opérations de notre intellect sont ruinées sans relâche par un principe supérieur[1]. » Et encore : « Tout me crie que nous faisons fausse route, avec notre rage analytique, avec notre confiance dans le document de détail, avec notre prétention d’expliquer la vie par des dissections d’amphithéâtre[2]. » S’il est vrai que « le besoin urgent des esprits » soit un « besoin de synthèse et de reconstruction, » il ne faut pas craindre de « rétrograder sur la pente » où, depuis un demi-siècle, nous nous sommes trop laissé entraîner : « Si nous continuons à désagréger le peu de terrain solide qui nous porte encore, si nous ne reconstruisons pas, notre dissolution intellectuelle et sociale nous rendra bientôt impropres aux œuvres de vie[3] , » — Ainsi se complète et se couronne la doctrine que nous avons vue s’esquisser sous ses divers aspects, littéraires, sociaux, religieux, dans les autres œuvres d’E.-M. de Vogüé : pour ne pas se présenter sous forme trop abstraite et systématique, elle n’en est pas moins cohérente et précise ; elle est en rapports étroits avec les tendances qui, depuis une trentaine d’années, de Ravaisson à M. Lachelier, à M. Boutroux et à M. Bergson, se sont fait jour dans la pensée française contemporaine, et on la définirait assez bien : une philosophie de l’intuition.

  1. Regards historiques et littéraires, p. 125.
  2. Heures d’histoire, p. 111.
  3. Id., p. 71.