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elle l’élève et elle l’alimente ; l’idéalisme n’est pas un mauvais maître de beauté. Jamais le talent d’E.-M. de Vogüé n’a eu plus de souplesse, de force et d’éclat tout à la fois que dans ces dix années qui vont du Roman russe à l’entrée dans la vie politique ; jamais il n’a revêtu d’une forme plus originale, plus brillante et plus simple, en dépit de quelques métaphores un peu hardies, et, çà et là, de quelque préciosité, une plus grande diversité de sujets, de questions et d’idées. Il touche à tout, il s’intéresse à tout, il est ouvert à tout. Il excelle à tirer d’un gros livre toute la substance vivante, à en composer, en quelques pages, des portraits d’histoire remarquables de couleur et de relief : voyez son étonnant article sur la Chronique de Bernal Diaz, ou encore ses articles sur Talleyrand ou sur Hyde de Neuville. Les problèmes coloniaux le passionnent, et il les traite à la rencontre, — voyez ses études sur les Indes-Noires ou sur l’Exploration du commandant Monteil, — avec une précision d’information technique, une lucidité d’exposition, un réalisme même qui feraient honneur à un spécialiste. S’il aborde la critique littéraire ou morale, c’est pour nous donner sur les écrivains qu’il a bien pratiqués, un Lamartine, un Chateaubriand, un Vigny, de curieuses et perçantes études d’âmes : Chateaubriand, en particulier, cette « âme de désir » qui avait tant de rapports avec la sienne, a été pénétré et deviné par lui « de poète à poète. » Qu’on relise aussi ses articles sur la Débâcle de Zola, ou Après M. Renan, et qu’on dise s’il est possible d’apprécier avec plus d’intelligence, de mesure et d’élévation deux œuvres toutes contemporaines. Et enfin, devant l’Été de Puvis de Chavannes, ou auprès du lit de mort de Taine, l’émotion qu’a ressentie l’écrivain a été si forte, qu’il en a été comme soulevé au-dessus de lui-même, et que les pages qu’il a écrites sous cette impression, par la profondeur et l’intimité d’accent qu’elles trahissent, resteront comme un admirable exemple de ce que peut la critique, alliée à la poésie, pour comprendre, jusque dans leurs derniers replis, une œuvre ou une âme étrangères, et pour les faire comprendre à d’autres[1].

Une idée circule, toujours la même, à travers ces essais dont

  1. A propos de cet article sur l’Eté, Puvis de Chavannes écrivait un jour à M. André Michel : « Pour l’artiste, le plus doux, le meilleur de la renommée tient moins à son œuvre toute d’instinct qu’à la divination de certaines âmes qui la dégagent pour ainsi dire et dotent magnifiquement sa mémoire d’une œuvre accomplie. » (André Michel, Puvis de Chavannes, Journal des Débats du 26 octobre 1898.)